HOURIA AICHI
LA TRADITION AU TEMPS PRESENT

François Bensignor, fév. 94

Reconnue dans les circuits de la world music par le showbiz international, respectée, admirée par tout le peuple Chaoui pour avoir eu le culot, en tant que femme, de porter jusqu'au bout du monde leurs chants de paysans, méprisés, inconnus sur leurs propres terres, Houria Aïchi, dans son parcours atypique, refuse encore de se laisser séduire par un statut d'artiste professionnelle. Je suis une paysane ! s'esclaffe-t-elle en riant. Tant que je n'ai pas les deux pieds bien calés sur la terre, je ne m'engage pas. Je reste prudente. Installée en France depuis plus de vingt ans, elle poursuit donc son métier de sociologue et fait de l'art poétique chanté des femmes de l'Aurès le joyaux précieux qui donne sens à son destin.

De son enfance à Batna - alors un village - baignée des chants de sa grand-mère, de sa mère, de ses tantes, Houria Aïchi garde une vision sublimée. Sur scène, dès que j'entends les premiers sons de flûte, je suis transportée dans l'environnement mental, social, culturel de la cour où j'ai grandi. C'est ce qui me permet de chanter tout de suite comme il faut Fille d'un artisan tailleur, ancien nomade sédentarisé, c'est toute jeune qu'Houria commença à chanter. Dans la tradition chaouia, on peut définir deux types de chants : les chants domestiques et les chants professionnels. Les premiers sont pratiqués soit a cappella, le gh'na bi sawt , une première voix semant le chant et un ch ur reprenant les refrains, soit à deux voix, le gh'na errahabya , deux solistes et deux ch urs de femmes se faisant face chantant et dansant en s'accompagnants de bendirs (larges tambours cylindriques). S'ils peuvent être interprétés par des hommes, les seconds sont le plus souvent chantés par des femmes danseuses accompagnées de gasbas (flûtes de roseau) et de bendirs. Ces femmes-troubadours, que l'on nomme azriates , avaient l'habitude de parcourir la campagne loin de chez elles, se produisant d'un village à l'autre et chantant le répertoire traditionnel. De par leur fonction, elles avaient un statut de femme libre.

Si aujourd'hui Houria Aïchi puise dans ces deux traditions, elle fait partie d'une génération qui lui interdisait d'envisager être un jour azriate en son pays. Brillante élève poussée par son père, elle fréquente l'école de Batna, puis le lycée de Constantine, et poursuit des études supérieures de sociologie dans les universités d'Alger et de Paris. La passion pour les traditions musicales féminines de son pays ne l'a pourtant jamais quitté. Au lycée comme à l'université, je me suis toujours créé un milieu où j'ai continué à chanter. Mais je n'imaginais pas que celà pouvait être un métier pour moi. Je crois que ma décision de faire de la scène est liée au moment ou l'idée que j'allais faire ma vie en France s'est imposée. Une première expérience professionnelle dans le câdre du deuxième Festival international de chants et de musique de femmes, en 1985, ouvre la voie d'une carrière exemplaire. Après trois ans de rôdage devant des publics majoritairement communautaires, une première cassette autoproduite suscite l'intérêt des Anglais du festival Womad qui la programment en 1989 et 1990. Elle va ainsi se produire dans tous les pays d'Europe de l'Ouest, sauf l'Autriche, au Canada et aux Etats Unis. Froide et brûlante, ses yeux d'un bleu très pâle et ses cheveux noirs de jais, hâtisent encore l'émotion provoquée par sa voix impérieuse, déchirante. En juillet 1990, elle enregistre son premier album, Chants de l'Aurès , pour Auvidis. Deux morceaux de ce disque sont retenus pour la musique du film de Bertolucci Un thé au Sahara . Le compositeur japonais Ryuichi Sakamoto l'invite sur un morceau de son album Heart Beat . Elle triomphe à Paris, au Théâtre de la Ville, pour la première fois en janvier 1991, puis en novembre 1993. Le Printemps de Bourges l'invite, puis le Midem d'abord parmi les Talents 93 , puis en 1994, suite à la parution de son album Hawa .

Aujourd'hui, Houria Aïchi se trouve à un moment charnière de sa carrière. Dans son travail artistique, elle expérimente les tiraillements entre la volonté de préserver une tradition culturelle et la nécessité de l'adapter aux réalités du métier. Jusqu'à présent, sa principale difficulté avait été de reconstituer un répertoire à partir des bribes de textes et de chants qu'elle avait en mémoire. Au début, dans les émissions de radio où j'étais invitée, à Radio Beur, Radio Soleil ou Radio Maghreb, je demandais aux femmes qui m'écoutaient de me téléphoner si elles connaissaient des textes. Elles venaient me voir et me les chantaient Au bout de deux ans, quand j'ai eu la certitude de continuer, j'ai informé mes parents de ce que je faisais et je leur ai dit que je cherchais des textes. Ils ont mis très longtemps à comprendre et à admettre qu'une intellectuelle qui a consacré vingt ans de sa vie aux études puisse chanter les chansons des vieilles femmes de l'Aurès. Mais quand ils ont compris que mon travail était sérieux, reconnu, pris en compte et apprécié ailleurs, tout le monde s'est mis à me chercher des textes. Actuellement, j'ai reconstitué 34 textes traditionnels complets, composés par des femmes et prêts à être chantés, plus une trentaine d'autres qu'il suffirait de finaliser. Depuis quelques temps, il y a aussi une sorte de déplacement de mon travail. De jeunes poètes auréssiens, comme Abdellah Khelfa, m'envoyent leurs belles poésies en langue berbère. J'ai de très beaux textes sur l'amour, la liberté, écrits en français par des poètes algériens de mes amis. Je les ai mis de côté en me disant que peut-être je les ferais traduire en berbère pour les chanter. Et puis j'ai trouvé d'autres textes de poètes chaouis contemporains dans une anthologie de la poésie berbère sortie en novembre 1993.

Conséquence de la confrontation à des publics de plus en plus nombreux et divers, un glissement s'opère aussi sur le plan musical. Pour progresser dans sa création, Houria Aïchi éprouve aujourd'hui le besoin d'être épaulée par un musicien-compositeur capable d'écrire de la musique à partir du répertoire oral qu'elle a collecté. Cette écriture informelle est sans doute ce qui a manqué à mon dernier disque Hawa . Mais, au moment où je l'ai fait, je ne l'imaginais pas comme cela. Je le rêvais comme une nécessité d'ouverture vers un plus grand nombre. Nous sommes au c ur de la problématique qui alimente des débats violemment contradictoires sur la world music (1). Comment concilier la préservation, la fixation de la culture traditionnelle et la transmission de ce champ culturel à travers les moyens de diffusion de masse contemporains ? C'est une question qui me pose des problèmes de type théorique, et pas seulement technique ou pratique. A l'étape où j'en suis, il m'est nécessaire d'y réfléchir sérieusement. Mais lorsque l'on entre en phase de production d'un disque, s'installe une dynamique du travail dans l'urgence. Il n'est plus temps de se demander ce que l'on va faire, ni comment on va le faire. Un va et vient s'installe entre la pratique du chant et l'approche théorique que l'on peut en avoir. Et c'est cela qui fait avancer Une de mes grandes inquiétudes, lorsque j'ai envisagé mon dernier disque et le spectacle qui allait suivre, était que l'ébauche d'une écriture de l'oralité puisse tuer cette part de spontanéité, de folie indispensable à mon imaginaire pour fonctionner. Mais j'ai été très agréablement surprise de voir que les musiciens qui sont avec moi sur scène ont compris cette nécessité de ne pas enfermer l'élément éphémère du spectacle Pour mon prochain disque, je voudrais, dès sa conception, trouver une personne qui chemine avec moi et à qui je pourrais raconter comment je le rêve. Jusqu'à présent, je ne savais pas que l'on pouvait travailler comme celà. Et, de toute manière, je n'en aurais pas eu le temps.

François Bensignor

(1) Cf. l'ouvrage collectif n 3 de la collection Modal L'air du temps, du romantisme à la world-music édité par la Fédération des associations de musiques et danses traditionnelles : contact FAMDT - La Falourdière - 79380 Saint-Jouin-de-Milly - Tél : (16) 49.80.82.52 / Fax : (16) 49.80.89.14

Discographie :
1990 : Chants de l'Aurès (Ethnic/Auvidis)
1993 : Hawa (Tempo/Auvidis)