Biographie de Idir

IDIR, LA CONSTANCE


François Bensignor, déc. 93

Idir s'est toujours défendu d'une image qu'on lui aurait collé à jamais. Du petit berger de la région de Benni-Yenni, en Haute Kabylie, lui restent la flûte et les airs qui trottent dans le vent lorsqu'on chemine sur les montagnes. Du lycéen kabyle d'Alger lui reste le goût amer de cette culture arabe que lui ont fait avaler de force de prétendus professeurs -- en fait des menuisiers ou des tailleurs dépêchés du Caire. De l'étudiant en biologie lui reste un doctorat dont il ne s'est jamais servi. De l'inventeur de la nouvelle chanson berbère lui reste un tube, A Vava Inouva , qui a fait le tour du monde, chantée dans d'autres langues par d'autres interprètes. De ses années showbiz lui restent deux albums et pas que des bons souvenirs. De ses années militantes lui reste l'insatiable volonté de défendre les causes justes. Aujourd'hui, malgré ses réticences, Idir a repris le chemin des scènes internationales avec un spectacle illuminé des seize nouvelles chansons de l'album Les Chasseurs de Lumières , paru en 1993.

Idir est un homme des longues distances, qui prépare tout longtemps à l'avance et ne se contente pas de la satisfaction immédiate. Il compose tout le temps, stocke des idées, des phrases, des mélodies. Flûte, guitare ou percussion viennent accompagner les premiers pas d'une chanson. Mais avant d'être choisie pour être jouée sur scène ou enregistrée, elle doit subir l'épreuve du temps. Une fois réussie, elle est fignolée avec amour. Tout l'art d'Idir repose sur la transmition de l'émotion, ce fragile instant où l'auditoire va se mettre à vibrer à l'unisson. Or comment construire ce sentiment intense à partir d'un studio, comment le faire passer en disque ? C'est difficile. Il faut trouver les mots justes. Et chez nous, il faut beaucoup de mots pour développer une idée. On doit l'amener doucement L'harmonie juste aussi est délicate à percevoir et à fixer. Il y faut de la patience et une grande connaissance de la nature des sons. Idir les cherche d'abord parmi les instruments traditionnels -- flûtes, derbouka, bendir, tbel (sorte de tambour à deux peaux), mandol (sorte de mandoline mâle à quatre cordes allant du bas médium jusqu'aux graves) -- et s'applique à ne pas les dénaturer. Les instruments traditionnels ont une place intelligente à occuper avec leurs timbres particuliers. On peut les utiliser avec les articulations qui sont propres à notre swing, et coller ces instrumentations dans une sorte de logique universelle, pour ne pas dire occidentale. Mais ce sont les instrumentations et les instruments traditionnels qui doivent conditionner la construction musicale, pas l'inverse !

Ces notions fortes, Idir les tiens du précieux héritage orale légué par sa grand-mère poétesse et sa mère, férue de poésie. L'une et l'autre sont illettrées. Elles ont reçu la connaissance de la poésie oralement de leurs ancêtres et me l'ont communiquée. L'oralité est un mode de transmission qui n'a pas d'équivalent dans la culture écrite. A partir du moment où l'on fixe une pensée par écrit, elle devient le jouet de la subjectivité de celui qui la lit. Son interprétation peut varier, donner lieu à des suputations, des analyses et toutes sortes de travaux. En revanche, la pensée orale, même si elle paraît figée dans le temps, a l'avantage d'être toujours vivante. Elle peut être amenée à évoluer mais toujours par le relais du bouche à oreille qui l'épanouit. L'écrit est abstrait. En face d'un livre, on se crée un univers intérieur qui n'est pas forcément le même pour une personne ou pour une autre. Tandis que lorsque nous discutons tous les deux, nous pouvons nous préciser les choses, les situer. A travers les mots, ce sont des couleurs de sons que nous échangeons. C'est pourquoi la chanson est demeurée un des moyens les plus efficaces pour véhiculer une culture. Elle légitime aussi les langues qui ne sont pas écrites. L'écrit conceptualise, élitise, intellectualise Par exemple, lorsque quelqu'un écrit un livre en kabyle, il suit deux types de démarches : soit il essaie de penser français et amène des images en kabyle, soit il tente une sorte d'amalgame pour faire populaire. Mais ça n'y est pas, c'est pensé, pas senti !

Défenseur de la culture kabyle déplacé par les événements de l'Histoire, Idir est un chanteur de l'émigration qui lutte pour faire en sorte que cette culture vive encore après lui, dans le monde de ses enfants. Je ne joue pas sur la nostalgie, mais sur la mémoire. Je réhabilite des choses qui ont été soit oubliées, soit falcifiées -- chaque système politique mettant la main sur ce qu'il trouve pour le changer à son avantage. Ma musique a eu le double rôle positif de rappeler aux gens de la première et éventuellement de la deuxième générations des éléments de ce qu'ont été nos traditions, et aussi d'attirer les jeunes par sa musicalité qui ne leur est pas rébarbative. Cette sorte de pont tendu entre les générations explique peut-être que mon public est vaste. Et puis je dis les choses simplement. Pour ceux qui ont honte d'être tendre, pour ceux qui ont trop de pudeur à dire "je t'aime" à quelqu'un qui est leur père -- parce que ça ne se dit pas --, j'ai osé l'exprimer en termes simples. Au risque de paraître naïf, j'ai basé tout sur l'émotion, la tendresse. Et cette tendresse a touché les gens.

Ce qui les touche aussi c'est son implication sociale. Alors que son silence discographique l'éloigne du showbiz durant les années 80, Idir reste très proche du milieu associatif. Il combat pour les droits de l'Homme et la démocratie, participe à la fondation de Radio Beur, aux événements culturels berbères, soutient Amnesty International, la Marche des Beurs, épaule des associations comme SOS Racisme et France Plus. Là où les droits de l'être humain sont opprimés je me manifeste indépendemment de la couleur de l'association qui me sollicite. Je me suis impliqué en faveur de la libération d'Abraham Serfati. Lorsque Aït Mengelet et Ferhat ont été arrêtés en Algérie, on a fait des galas de soutien. J'ai été partie prenante dans les mouvements de prostestation contre les arrestations politiques arbitraires en Algérie
Aujourd'hui, cependant, j'hésite beaucoup à parler de l'Algérie, parce que, n'y vivant pas, je ne rencontre pas les mêmes problèmes que ceux qui sont là-bas. Par rapport à eux, je suis à l'aise, et j'estime que ce serait un manque de décence de ma part de pérorer à propos de la situation. Le constat est tragique et j'y suis d'autant plus sensible que j'ai vécu longtemps dans mon pays. Mais au lieu de parler, j'agis avec les moyens qui sont les miens. Je fais des galas de soutien en faveur de projets ponctuels pour : aider tel ou tel parti démocratique qui a besoin d'argent ; payer les avocats de personnalités emprisonnées qu'il faut libérer ; réunir des fonds qui permettront d'envoyer des médicaments destinés aux enfants La communauté qui vit en France est abassourdie par ce qui se passe au pays. Les gens ont des inquiétudes légitimes pour les leurs qui sont restés là-bas. Et, par extention, ils se posent aussi des problèmes d'identification. Que devient l'identité algérienne quand les Algériens s'affrontent mutuellement ? Et la population émigrée dans tout ça ?
En plus, ces derniers temps, la communauté est exclue de fait de la nation française. On parle d'intégration, d'assimilation, mais aucun geste n'est fait. Les enfants de la troisième génération ne demandent pas mieux que de s'intégrer, encore faudrait-il que cette intégration soit acceptée. Mais les amendements de lois, la relecture du code de la nationalité, tendent à rendre encore plus difficile l'accès à cette intégration. Aujourd'hui, la balle est dans le camp des autorités qui en parlent.

François Bensignor

Discographie :
1976 : A Vava Inouva (Pathé Marconi)
1978 : Ay Arrac Negh (Pathé Marconi)
1991 : A Vava Inouva (Blue Silver) - compilation des 17 chansons des deux premiers albums réenregistrées.
1993 : Les Chasseurs de Lumières (Blue Silver)