OUMOU SANGARE

MALIENNE, FEMME ET ARTISTE

François Bensignor juillet 1996

 

À vingt-huit ans, Oumou Sangare incarne la plénitude d'une Afrique créatrice, moderne, intelligente et solidaire Tout le contraire de l'image que l'Occident persiste à vouloir en donner. Cette Malienne, star épanouie du Wassoulou, est sans conteste l'une des plus attachantes de toute l'Afrique sub-saharienne.

La musique du Wassoulou a pris une ampleur grandissante sur la scène malienne. Située au sud-est, près des frontières avec la Guinée, la Côte d'Ivoire et le Burkina Faso, cette partie du Mali est le pays des Fulas. D'origine peule ils ont progressivement abandonné leur langue au profit de celles de leurs voisins Bambaras et Malinkés. Mais pour autant ils n'ont jamais adopté le système de castes des peuples mandingues. Il n'existe donc pas de griots dans la société traditionnelle du Wassoulou. Chacun peut être artiste et aucun noble ni personnage influent n'entretient auprès de lui une famille de griots pour conter sa généalogie, chanter les épopées, les louanges de ses ancêtres et de ses visiteurs.

Le nouveau style musical wassoulou, qui a pris son essor au cours de la dernière décennie, a été essentiellement illustré par des chanteuses comme Coumba Sidibe, Nahawa Doumbia, Djeneba Diakite ou Kagbe Sidibe, récemment disparue et dont on regrettera le si beau timbre. Le balancement très souple de ce genre musical, ses orchestrations soigneusement tissées puisent dans la tradition des chasseurs. L'osongoni , grande harpe qui accompagne les musiques de chasse, a sa version plus petite, le kamelengoni à six cordes traditionnellement joué par les jeunes garçons. C'est aujourd'hui l'instrument spécifique des orchestres modernes du Wassoulou. Sur le tapis de ses pizzicati se développent les modulations d'une mélodies, tantôt ample, tantôt serrée, et des refrains aux ch urs flûtés. On dit de cet instrument qu'il est semblable à une puce, parce que quiconque l'entend dans son sommeil ne peut résister à son appel et se lève pour aller danser.

Née à Bamako en 1968, d'une famille originaire de la région de Yanfolila, Oumou Sangare a baigné dès l'enfance au c ur de toutes ces traditions musicales. "Avant de se marier avec mon père, ma mère Aminata Diakité était une chanteuse apprécié des mariages et baptêmes dans le Wassoulou. Sa propre mère, Nountele Diakité était une véritable star. Quant à moi, j'ai commencé à chanter dès la maternelle. On me faisait monter sur la table, tellement j'étais petite." À cinq ans, elle se présente pour la première fois devant le public du Stade Omnisports de la capitale. Impressionnée, au bord des larmes, elle ose à peine ouvrir la bouche. Quand sa mère lui chuchote à l'oreille : "Imagine que tu es à la maison, dans la cuisine", sa gorge se délie et le trac se dissipe.

Adolescente, elle intègre le célèbre Ensemble National du Mali, où Bamba Dembele, directeur du Super Djata Band, la remarque. "En 1986, il m'a invitée à venir chanter avec son ensemble instrumental, Djoliba Percussions, et nous sommes partis en tournée en Guadeloupe, Martinique et en Europe. Nous étions trois chanteuses, deux griottes et moi qui représentait le Wassoulou. Je chantais sur le djembé et sur le balafon, mais jamais les morceaux des griots accompagnés par la kora. Le répertoire des griots est très différent de celui du Wassoulou, les gammes ne sont pas les mêmes." De retour au pays, elle a la volonté de former son groupe. "J'ai alors eu pour maître Amadou Ba Guindo, malheureusement décédé depuis. Il m'a enseigné énormément de choses. Il m'a fait travailler essentiellement le répertoire traditionnel du Wassoulou. Il m'a fait répéter trois ans durant, avant de faire quoique ce soit." C'est ainsi qu'elle se forge une science musicale très sûre. Alliée à sa plastique idéale, elle va bientôt séduire un public très large.

Sa première cassette, Moussolou , parue au Mali en 1990, est accueillie par un triomphe immédiat. Oumou Sangare suscite l'intérêt des jeunes gens de son pays en introduisant parmi les percussions qui l'accompagnent cette grande moitié de calebasse agrémentée de cauris que jouent les femmes lors des fêtes de mariage dans la région de Sikasso en pays Wassoulou. Elle fait preuve du meilleur goût en donnant une place de choix au petit violon traditionnel qui chante à l'unisson les notes égrainées par le kamelengoni. La plupart des chanteuses qui ont ouvert la voie à ce nouveau style musical ont cédé au vent de la modernité en laissant le synthétiseur s'immiscer dans leurs orchestrations. Oumou Sangare préfère ne pas dénaturer les riches sonorités des instruments traditionnels. La basse et la guitare électriques se mélangent à faible volume dans un ensemble tonique, qui ne souffre ni d'un effet rétro, ni du lustre clinquant d'une prétendue modernité.

"J'ai toujours composé mes chansons, même lorsque j'étais encadrée. L'arrangeur m'aidait parfois à changer certaines parties, mais c'était toujours mes compositions. Je commence par la mélodie, puis je fais venir le kamelengoni, avec qui on cherche le rythme, ensuite vient le tour des autres instruments. Chacun des musiciens est libre d'apporter ses propres idées et de donner son avis sur le morceau. Avec mon arrangeur actuel, Masambou Wele Diallo, qui est le directeur de l'Ensemble National du Mali, on écoute les propositions pour se faire une idée. On ne rejette jamais d'emblée. Je ne suis pas contre la modernisation et j'apprécie, par exemple, ce que fait Salif Keïta. Mais moi, je veux garder la tradition. Chez nous, on ne connaît pas la batterie. La seule chose qui nous sert à marquer le tempo est une cloche en fer, le karien . L'essentiel du rythme est déjà dans chaque instrument. Le djembé, le ngoni, le kamelengoni, la basse, la guitare, chaque instrument joue un rythme particulier, ce qui crée la polyrythmie."

Les paroles de celle qu'on a surnomma à ses débuts la Gazelle peule , en phase parfaite avec les questions qui préoccupent les jeunes générations d'Afrique de l'Ouest, ont touché juste. "J'ai compris les erreurs de nos aînés qui, pour certains, épousent jusqu'à quatre femmes. Nous, les jeunes, nous refusons de continuer à faire ces mêmes erreurs. C'est pourquoi je chante beaucoup le thème de la polygamie : un homme ne pourrait-il pas aimer une seule femme et faire sa vie avec elle ? Je crois que c'est ce que beaucoup de jeunes Maliens ont compris en écoutant mes chansons. Moi-même, j'ai été élevée dans une famille polygame. Mon père a épousé trois femmes, mais n'en avait plus que deux lorsque je suis née. Ainsi, j'ai vu la souffrance de ma mère et je suis bien placée pour parler de ce problème."

Le combat des femmes est devenu le sien et elle a su traduire à travers ses chanson leur désir d'émancipation. "Dans la famille, ce sont les femmes qui font les travaux lourds : cultiver les champs, s'occuper des enfants Mais quand il s'agit de décider, ce sont les hommes. C'est quelque chose que nous, les femmes, acceptons mal. Nombre d'entre elles trouvent cela injuste et réclament l'égalité des sexes. Aujourd'hui, beaucoup d'associations et d'organisations de femmes se sont créées au Mali. Elles ont compris que l'union fait la force et elles entreprennent de nombreuses activités. Certaines ont construit des maternités en brousse, d'autre des écoles pour l'instruction des jeunes filles, afin de lutter contre l'analphabétisme qui touche beaucoup de filles. Ce mouvement, important dans les villes, gagne à présent les villages. Il y a des jumelages entre associations à l'intérieur du Mali et avec des associations de femmes à l'étranger, au Burkina ou en France, par exemple, pour échanger des idées, collaborer à des projets."

Sur scène, dans ses robes chatoyantes, Oumou Sangare évolue telle une princesse, chaloupe sur un pas de danse, illumine de sourire et pétille de l' il. Lassé de la musique des griots tournée vers le passé, le jeune public africain veut qu'on lui parle de son présent et de son avenir. C'est justement ce qu'apporte la musique du Wassoulou avec son registre de proverbes et de morales, sa critique sociale et son exhortation au travail. Et aux publics qui ne comprennent pas ses messages, Oumou Sangare offre généreusement l'exquise douceur, la joie de son art musical accompli.

François Bensignor

Discographie :

1990 : Moussolou (Mélodie)
1993 : Ko Sira (World Circuit)
1996 : Worotan (World Circuit)