PIERRE AKENDENGUÉ
François Bensignor, jan.96

À l'occasion de son passage à Paris dans le cadre du festival Africolor, alors que sort son nouveau disque, Maladalité , le chanteur gabonais évoque ses dix dernières années passées en Afrique. Un tableau souvent douloureux et amer.


Poète, humaniste, militant de la paix et de l'égalité entre les hommes, sensible au concept de francophonie, ce pionnier du son africain contemporain a vécu, étudié, exercé son art en France pendant vingt ans. Son parcours artistique, depuis le Petit Conservatoire de Mireille en 1967 jusqu'au brillant album Mando en 1983 (cf. H&M n 1190), est jalonné de reconnaissances et de succès.

Fin 1985, Akendengué se réinstalle dans son Gabon natal. Il ressentait un certain mal vivre en France, perdant progressivement la vue, constatant une dégradation de ses relations avec lui-même et avec les autres Au cours d'une émission sur RFI, en 1984, un journaliste africain lui pose cette question : "Akendengué, tu chantes l'Afrique, mais quelle Afrique chantes-tu, puisque tu vis en Europe depuis une vingtaine d'années et que l'Afrique évolue tous les jours ?" Ce fut le point de départ d'une remise en cause de lui-même, l'amenant à retourner vivre en Afrique.

Conseiller culturel chez Bongo
Après vingt années relativement confortables en France, le voici confronté à la réalité quotidienne de Libreville, capitale d'un Gabon à la dérive. Le choc est rude.

"J'ai vécu ce retour dans la douleur", explique Pierre. "J'ai été de plus en plus malade dans ma chair. Mais pas seulement physiquement. J'ai subi également une véritable agression psychologique. Au plan artistique, j'étais dans l'impossibilité de m'exprimer, parce qu'il n'existe aucune structure permettant à un artistes d'exercer son art, quelque soit son domaine d'expression : pas de théâtre, pas de galerie de peinture, pas de maison d'édition Étant chef de famille, obligé de me soigner, il me fallait trouver un emploi rémunéré. On m'a proposé d'être conseiller à la culture dans le gouvernement. J'ai accepté ce travail que je fais honnêtement contre un salaire qui me permet de vivre."

"Cela consiste à étudier les dossiers culturels qu'on me soumet. J'ai ainsi pu avoir accès à une vision administrative et politique de la culture : une expérience nouvelle pour moi. En 1988, j'ai bénéficié d'une promotion fulgurante, étant appelé à travailler dans la plus haute institution de l'État, la Présidence de la République, toujours comme conseiller aux affaires culturelles, à la jeunesse et aux sports. Les avis du conseiller sont réservés à celui qui lui soumet les dossiers, en l'occurrence le Chef de l'État. Ces avis sont consultatifs et soumis à l'obligation de réserve."

Des compromis, pas de compromissions
"Certains me disent qu'à partir du moment où j'ai accepté cette fonction, j'ai trahi mes options. Je réponds que mon regard reste critique. Par exemple sur les relations qui se tissent entre les classes sociales au Gabon, où subsiste une forme d'apartheid. Dans ce pays coexistent les plus pauvres des pauvres qui vivent dans la rue et les plus riches des riches dans des villas comme à Hollywood. Cet état de fait me semble déshonorant pour mon pays."

"Je vis douloureusement, par exemple, le fait que lorsqu'il pleut (et il pleut beaucoup au Gabon) ceux qui dorment dans la rue voient leurs matelas flotter au gré des crues. Vu de France, j'en aurait été meurtri de la même manière et je l'aurais crié à travers une chanson. Depuis le Gabon, je n'ai pas le privilège de la parole et ne peux le crier, d'autant que je suis tenu par mon devoir de réserve."

Et d'illustrer son propos par une anecdote éloquente : "À mon arrivée, j'avais bien été nommé conseiller, mais je marchais à pieds, je n'étais pas logé et ainsi de suite Je prenais mon petit taxi comme tout le monde pour aller au travail -- il n'y a pas de transports en commun à Libreville. Un jour qu'il pleuvait, j'arrête un taxi. Le chauffeur me dit : Non, tu ne monteras pas dans mon taxi ! Je suis Camerounais et toi, tu me fais honte ! Tu nous as parlé pendant des années de l'Afrique de la souffrance et tu nous as fait rêver, croire en une autre Afrique. Nous avions foi en toi. Et puis tu arrives ici, dans un pays où n'importe quelle personne sans mérite, sans le moindre diplôme, peut avoir sa maison, sa voiture. Et toi, tu acceptes de marcher à pied, de ne pas être logé ! Je refuse de te prendre dans mon taxi. Et il est parti très en colère. Pour lui, je devais avoir la capacité de réagir et ne pas accepter la condition qui m'était faite. Je peux comprendre sa réaction. Mais, personnellement, je souffre de cet état de choses contre lequel, seul, je ne peux rien."

Akendengué proteste avec véhémence : il n'a pas retourné sa veste, ni changé de camp depuis qu'il réside au Gabon. Il est contraint d'emprunter des chemins détournés pour exprimer ce qu'il pense. De ce fait, ses chansons sont plus difficile à décrypter. Meurtri par ceux qui l'attaquent, il pose la question : "Celui qui aime son pays, qui le veut libre et démocratique doit-il nécessairement devenir un martyre ? La seule terre promise au militant culturel doit-elle être le cimetière ? C'est la question que certains critiques devraient se poser. Les compromis que j'accepte ne doivent pas être perçus comme des compromissions. C'est un mal nécessaire pour conserver cette petite frange de liberté où exprimer mes convictions."

Le Carrefour des Arts.
Pour pallier au manque de structure destinées aux artistes, Akendengué entreprend en 1988 d'instaurer le Carrefour des Arts, dédié à la formation et aux rencontres d'artistes de toutes disciplines. S'inspirant du Petit Conservatoire de Mireille, un rendez-vous hebdomadaire est organisé chaque mercredi au Centre Culturel Français (CCF) Saint-Exupery de Libreville. Les jeunes participants, choisis lors d'une première audition, montent sur scène et présentent leur projet : une chanson, un poème, une scène de théâtre, un scénario Pierre Akendengué s'entoure de spécialistes de chaque branche, capable de conseiller, d'orienter, d'affiner la formation de chaque jeune artiste, le propos étant de l'inciter à la réussite.

"Un mercredi par mois était consacré à une audition publique présentant le travail de chacun. Durant l'année, le public pouvait ainsi suivre les progrès des jeunes en formation. Cette expérience du Carrefour des Arts a fonctionné régulièrement d'octobre 1988 à la fin de 1992. Puis elle a décliné pour cesser fin 1994. Son ascension avait bénéficier de l'amitié et de la bienveillance du directeur du CCF, Yves de La Croix. Quand celui-ci fut affecté dans un autre Centre, son successeur estima que son rôle était d'assurer la promotion de la culture française et non de faire du socioculturel au Gabon " N'ayant pas les moyens de trouver un autre lieu, Akendengué a donc cessé d'animer son Carrefour des Arts, malgré le succès de l'opération et la demande des jeunes artistes.

Lambarena
En 1993, Pierre Akendengué est sollicité pour participer au projet Lambarena , qui deviendra la première rencontre artistique réussie entre la musique classique européenne et les musiques traditionnelles africaines.

Point de départ du projet, les 80 ans de la fondation de l'hôpital de Lambaréné par le Docteur Schweitzer. Après la création de son hôpital en 1913, Schweitzer n'a plus quitté le Gabon entre 1924 et 1965, date de sa mort, que pour donner 142 récitals d'orgue en Europe et en Amérique, afin de recueillir des fonds lui permettant de poursuivre son uvre humanitaire à Lambaréné. Grand spécialiste de Bach, il n'a jamais vraiment connu les musiques de son environnement africain. D'où l'idée de Lambarena , qui peut se résumer ainsi : Bach rend visite au Docteur Schweitzer et ils découvrent ensemble les musiques du Gabon. Des mécènes gabonais commanditent l'opération. Le compositeur Hughes de Courson, producteur d'Akendengué pour son album Mando , est chargé de la direction artistique et se tourne tout naturellement vers Pierre.

"J'ai d'abord refuser de m'associer au projet. J'étais effarouché. Le respect dû à Bach et aux musiques traditionnelles gabonaises me retenait. Il fallait être irrévérencieux pour vouloir mélanger ces deux formes de sacré. Mais quand mon ami de Courson m'eût persuadé d'entreprendre ce travail avec lui, ce fut pour moi un enrichissement extraordinaire. Il m'a été confié de recueillir une banque de données de musiques traditionnelles. J'ai une connaissance implicite de ces musiques ethniques, auxquelles j'ai été confronté dès mon enfance à Port Gentil, la ville économique ouvrière du pays. On pouvait y entendre la mosaïques des musiques non seulement des peuples gabonais, mais aussi des autres peuples africains venus chercher fortune au Gabon."

"Pour explorer cette mosaïque, j'ai eu recours à l'Agence Nationale de Promotion Artistique et Culturelle, qui dépend du Ministère de la Culture, à qui je demandais d'aller chercher tel et tel types de musiques. C'est ainsi que près de 150 ensembles traditionnels sont venu jouer chez moi. Après une première sélection, je retenais deux uvres du répertoire de chacun, que j'enregistrais avec le matériel que Hughes de Courson avait mis à ma disposition. De son côté, il avait présélectionné des citations de Bach en France et j'ai pu envisager des rapprochements avec les musiques traditionnelles que j'avais choisies. À partir de là, nous avons commencé ensemble un travail d'alchimiste pour agencer les citations de Bach avec les morceaux traditionnelles. Une entreprise risqué mais passionnante."

À sa sortie, le disque suscite l'intérêt des mélomanes et des critiques. Il rencontre un certain succès commercial, avec environ 70 000 exemplaires vendus en l'espace d'un an et demi. Mais au bel enthousiasme de Pierre succède l'amertume. "Les contrats établis par les producteurs stipulaient que les bénéfices recueillis par le disque devaient servir à créer une école de musique au Gabon. Malgré des ventes relativement importantes, tout cela est resté lettres mortes jusqu'à présent Au Gabon, je n'ai jamais entendu parler de Lambarena . On n'a d'ailleurs pas pris la peine de m'informer de la sortie du disque. J'ai dû le faire acheter par un cousin qui se rendait à Paris On ne m'a jamais proposé de venir parler de l'édifice musical que nous avons bâti en commun avec Hughes de Courson dans les radios ou dans la presse européennes. En fait, je suis exclu, privé des bénéfices du succès de notre travail "

Maladalité
"Ewulupupa" , la chanson qui clôt le nouvel album de Pierre Akendengué, également produit par Hughes de Courson, évoque un pays imaginaire d'Afrique sub-saharienne. "Il a pour limites : au Nord, l'aide et la dette ; à l'Est, des élections contestées, faites avec l'argent des autres et sous le regard d'observateurs étrangers, tout cela au nom de la démocratie et à seule fin de mettre en place un gouvernement de transition ; au Sud, la famine et les guerres tribales ; à l'Ouest, des champs pétrolifères et des troupes d'occupation." C'est l'ensemble de cette vision qu'il traduit par le concept de "maladalité", forgé à partir de la contraction des mots "malade" et "alité".

"Le malade alité est une personne qui a besoin d'assistance. Généralement, un médecin, généreusement ou par opportunisme, vient proposer son aide. Sa médication est faite de médicaments fabriqués ailleurs, que le malade alité ne connaît pas. Le discours de ce médecin est énoncé dans une langue étrangère, que le malade alité ne comprend pas. Mais de toutes façons, la médication, qu'il ne peut pas maîtriser, lui est appliquée. Il l'accepte en espérant sortir de sa situation de malade alité. Il survit, mais doit s'acquitter d'une facture : la dette, en compensation de l'aide. Mais s'il meurt la dette reste à payer soit par la famille, soit par la société quand la dette est au niveau de l'État. Les générations futures auront à s'acquitter de la dette, bien qu'elles n'y soient pour rien. C'est la vision actuelle que j'ai de l'Afrique."

François Bensignor

Discographie :
Nandipo (Saravah, 74)
Owende (Le Chant du Monde, 79)
Réveil de l'Afrique (NTYE/Mélodie)
Piroguier (NTYE/Mélodie)
Mando (Columbia, 83)
Passé Composé (Encore!/Mélodie, compilation 73/86)
Espoir à Soweto (Encore!/Mélodie 88)
Silence (Celluloïd/Mélodie 91)
Lambarena (Celluloïd/Mélodie 93) avec Hugues de Courson
Nouvel album : Maladalité (Celluloïd/Mélodie 95)