RAP À DAKAR

François Bensignor, août 94

Positive Black Soul fait sensation sur la scène rap francophone. Au Printemps de Bourges 94, le groupe s'est montré plus convainquants que les Suisses de Sens Unik et très à la hauteur de I AM, leurs amis français qui les accueillaient. Résultat de la fusion des groupes rivaux de Didier Awadi et Amadou Barry alias Doug E. Tee, Positive Black Soul est aujourd'hui un leader d'opinion pour la jeunesse dakaroise. Grand jeune homme aux traits fins, âgé de vingt six ans, à la plastique sculpturale élancée, Doug E. Tee, volubile et sympathique, raconte.


-- D'où vous vient cette passion pour le rap ?

Au début, c'était un peu le rêve américain. On voyait les premiers vidéo-clips de Grand Master Flash, Sugarhill Gang, où des jeunes comme nous rappaient avec le feeling La musique nous plaisait, puis c'est devenu une passion. Il faut dire qu'à Dakar, les boîtes sont très branchées hip-hop et raggamuffin. Les DJs reçoivent les nouveautés en direct des États Unis. Le Sahel (l'un des clubs les plus réputés de Dakar n.d.r.) organise des soirées spéciales. Le Métropolis est une boîte spécialisée ragga-rap. Il nous arrive de gérer des matinées ou des soirées dans ces boîtes. On organise des concours, des jeux. A Dakar, le hip-hop prend de l'ampleur. Nous avons été les premiers, alors c'est nous qu'on connaît le mieux, mais il y a d'autres groupes de rap excellents, et récemment s'est créé le Mouvement de l'unification du rap (MUR).

-- Où vivez-vous à Dakar ?

A Sicab, une grande citée qui comporte de nombreuses sections. Moi, j'habite Sicab Liberté 6 et Didier Awadi, Sicab Amitié 2. Positive Black Soul est devenu un mouvement dans cette citée. Qu'ils soient de Amitié, de Liberté ou d'ailleurs, les membres du posse PBS (club de supporters actifs n.d.r.) sont chez eux dans l'une ou l'autre section. Il y a près de 1000 personnes qui nous suivent. Dans chaque quartier, il y a un fans' club de trente à cinquante personnes, qui s'occupent de coller nos affiches, d'assurer la sécurité à nos concerts, d'installer le matériel Tous se retrouvent à nos concerts, et on peut compter sur eux pour l'ambiance.

-- Où jouez-vous généralement ?

Jusqu'à présent, la plupart du temps dans une salle d'amphi du collège Sacré C ur. Pendant les vacances d'été, on organise des tournois de basket ball playground , qui se terminent par des concerts de rap en plein air. On cherche des sponsors, on loue des sonos et on anime pendant les tournois. Ça attire un monde fou. Les jeunes viennent de toutes les Sicab, des quartiers HLM, de toute la banlieue. Il y a facilement 4 à 5000 personnes et le tournoi se déplace de quartier en quartier. L'année dernière, les basketteurs professionnels sénégalais qui jouaient à l'étranger n'ont pas voulu jouer pour la fédération à Dakar, mais sont venus jouer sur les playgrounds. Ça a amené des problèmes. La Ligue est venu nous voir parce que leurs salles étaient vides Et ça nous a fait une bonne promotion.
François Belorgey, le directeur du Centre Culturel Français, nous a aussi beaucoup aidé. Il nous a souvent prêté la salle du CCF, quand il n'y avait pas de concert. Et il nous a programmé en première partie. C'est comme ça que nous avons rencontré MC Solaar. Il a vraiment apprécié ce qu'on faisait et nous a dit que, de son côté, il ne ménagerait aucun effort pour nous aider. Il a toujours tenu ses promesses en nous invitant à venir à Paris jouer avec lui sur la scène du Bataclan, début 1993. Il nous a fait une dédicace sur son dernier album. Le directeur du CCF a aussi produit notre premier enregistrement paru en CD sur une compilation d'artistes dakarois diffusée avec le numéro de Revue Noire consacré à Dakar : une promotion extraordinaire. On ne pourra jamais assez le remercier.

-- Quelles sont vos relations avec les artistes de mbalax, déjà bien implantés sur le plan artistique à Dakar ?

On côtoie tout le monde à Dakar. Et on se fait tout petit pour pouvoir passer. On doit du respect aux musiciens qui étaient là avant nous et qui ont fait quelque chose pour la culture sénégalaise. Nous avons travaillé avec pas mal d'artistes : Madou Diabaté, le groupe de jazz Ker Gui, Safarabi et d'autre groupes de reggae. On a aussi participé à un morceau du nouvel album de Baaba Maal. On devait faire un truc sur l'album de Youssou Ndour, mais on n'était pas d'accord sur la façon dont il voulait qu'on le fasse C'est un chien. A force de faire du business, il en oublie certains principes. Qui que l'on soit et quoi qu'on fasse, on doit avoir un minimum de respect pour les autres. Youssou Ndour est un excellent musicien, mais l'homme a des côtés très négatifs.

-- Quels sont les principaux thèmes qui vous inspirent ?

On fait du rap factuel , c'est à dire sur les faits d'actualité. On n'est pas un groupe contestataire, comme beaucoup de gens le pensent, mais plutôt un groupe observateur. On relate des faits, des événements que l'on a vu et vécu. Nous sommes apolitiques et laïques. A travers les histoires qu'on raconte, on peut parler de politique, donner notre point de vue de citoyen, évoquer la crise socio-économique, les conflits de générations et les sujets tabous en Afrique, mais aussi parler d'amour et faire rêver les gens, les faire danser.
On s'intéresse surtout aux problèmes de la jeunesse. Par exemple, on a un texte concernant l'intégration, qui dit que certains la considèrent comme un vieux combat, alors que nous pensons que c'est plus que jamais le combat d'aujourd'hui. Il faut qu'il y ait un mouvement de jeunesse et que l'on cherche dans le passé ce qui rendra notre futur meilleur. Les jeunes africains ne connaissent pas bien l'histoire de l'Afrique. Un Sénégalais peut raconter toute l'histoire de France sans connaître celle de son pays Nous, on essaye d'éveiller les jeunes, de faire en sorte qu'ils connaissent leurs droits, qu'ils agissent par eux-mêmes et non sous la contrainte de qui que ce soit. Les jeunes africains sont confrontés à beaucoup de tabous. Parfois, ils ont des choses à dire qu'ils ne peuvent pas exprimer, parce qu'ils doivent être ce que les parents veulent qu'ils soient. En France, à 21 ans, chacun peut faire ce qu'il veut de sa vie. En Afrique, nos traditions ne le permettent pas. Il y a des points positifs, mais c'est un frein au développement et ça c'est négatif.
Nous avons bien sûr dénoncé la répression féroce qui s'est abattue sur les étudiants en grève et qui a fait plusieurs morts. Nous n'hésitons pas à parler ouvertement : c'est un constat, pas de la diffamation. Mais nous nous situons clairement en dehors de la politique. Comme on le dit dans Bagn Bagn : On n'est pas PS, on n'est pas PDS, on est PBS : Positive Black Soul, parti de la jeunesse Les partis politiques n'ont qu'à régler leurs problèmes entre eux, mais quand il s'agit des jeunes, ça nous concerne : nous voulons être respectés.

-- Que signifie au juste Boul falé , le titre de votre premier album ?

C'est l'équivalent de laisse béton . Boul est une négation, ne pas , falé c'est prêter attention . C'est une formule que nous avons inventée. Dans le langage populaire, on dit boul ko falé (ne fait pas attention à lui) ou boul falé li (ne fais pas attention à ça). Nous avons mis à la mode l'expression boul falé , qui résume une attitude. Dans la chanson, on parle du matérialisme, du stress ressenti par les gens face à la crise économique. Notre message c'est un peu : Prend la vie du bon côté malgré les embûches, goûte la, travaille et boul falé Oublie et avance. Aujourd'hui, même Youssou Ndour a repris cette expression dans sa dernière cassette.

-- En dehors du ouolof, vous chantez également en français et en anglais

Oui, nous voulons pouvoir toucher tout le monde. Ne pas nous sentir limités. On a beaucoup de titres en français : Je ne sais pas , Bon à rien , Le continent d'Afrique , J'ai peur , J'observe , Loto et pet ému Ce sont des analyses artistiques objectives de la société sénégalaise.

-- Comment distribuez-vous vos cassettes au Sénégal ?

A Dakar, dès qu'on sort une cassette, on est piraté. Contre ce problème, nous nous sommes servi de cette force qu'est le mouvement des jeunes. Nous avons donné nos cassettes à vendre aux commerçants du marché Sambaga, le principal réseau de distribution commercial. Et puis, nous sommes aussi allé voir les directeurs d'écoles, les présidents de foyers, pour leur demander l'autorisation de venir faire notre promotion dans les classes, en échange d'une petite prestation. Sur chaque cassette vendue, l'école recevait un pourcentage. Nous donnions des interviews aux journaux réalisés et édités par les écoles. Sur ce réseau des écoles 3000 cassettes ont été vendues avant le ramadan, période pendant laquelle nous avons dû arrêter. La promotion a repris après, avec des jeux concours organisés à la radio, à la télé, où nous avons beaucoup de connaissances qui n'hésitent pas à nous aider. Nous sommes très bien organisés sur le plan de la promotion

-- Quels sont vos objectifs d'avenir ?

On aimerait mettre en place une société de sonorisation et ouvrir un studio à Dakar. Si on signe avec une maison de disques, on va exiger du matériel, parce qu'on veut tout faire à Dakar, garder notre cachet sonore. Ça ne sert à rien de copier ce que font les Américains ou les Français. Nous sommes Africains et c'est notre force : imprégner notre musique de couleurs, de mélodies africaines, parler de ce qui se passe en Afrique. Nous voulons rester très modernes, mais partir de sons, de rythmes traditionnels : cora, balafon, tama (petit tambour d'aisselle), flûte peul, djembé, xalam (petite guitare rustique à une corde), voix traditionnelles

François Bensignor