Biographie de Ti Fock

PIONNIER DU NOUVEAU SON RÉUNIONNAIS

François Bensignor, juil.95

 

Ti-Fock est de ces musiciens à idée fixe, de ces créateurs qui tentent leurs expériences, à contretemps de la bonne pensée esthético-politique du moment, parce qu'ils cherchent autre chose, une dimension qui les dépasse. Ils commettent des impairs, parce qu'ils n'ont, bien sûr, qu'une notion encore vague de ce qu'ils cherchent. Ils n'ont foi qu'en leur intuition et ne doivent de passer à travers les obstacles qu'à leur obstination.
Premier artiste réunionnais à avoir suscité l'intérêt au-delà des rivages de son île, Ti-Fock a contribué avec "Aniel", son premier album, à réhabiliter le maloya traditionnel. Avec le troisième, "Swit Lozik", il parvient à traduire l'une des spécificités culturelles historiques de la Réunion en mélangeant à son maloya-rock-reggae les envolées celtiques soufflées par le saxophoniste breton Philippe Herpin Delacroix, co-réalisateur du disque.

Pour mieux comprendre l'impact de Ti-Fock et le récent phénomène d'explosion musicale à la Réunion, retraçons brièvement l'histoire musicale de l'île.
En 1638, cette terre jusqu'alors inhabitée, devient un territoire français sous le nom d'île Bourbon. La fin du XVIIème siècle voit s'installer les premiers colons. La plupart sont marins et Bretons (tant pis pour le cliché). Ils transportent avec eux les chansons du terroir qui les a vu naître. Leurs descendants vivent toujours là, certains d'entre eux s'étant retirés dans "les hauts" de l'île, où ils gardent leurs traditions familiales.
Au cours du XVIIIème siècle, les Français sont rejoints par d'autres Européens, des Indiens tamoules et des Malgaches voisins. Chacun porte avec lui sa musique. Celles de Madagascar, et tout particulièrement le basesa de la côte Est, trouvent un terrain très favorable à leur implantation. Quand les bateaux d'esclaves commencent à affluer en provenance des côtes orientales de l'Afrique australe, des rythmes proches et des mélodies cousines connus sous le nom de tchéga (qui donnera séga) se jouent bientôt dans les plantations.
Comme dans les autres îles de l'Océan indien, le séga s'implante durablement à la Réunion. Pendant le XIXème siècle, il va s'y forger un style spécifique en se mélangeant aux polka, quadrille ou valse de l'Europe. Multiforme, dominé tour à tour par les percussions, le violon et le musette, le séga devient synonyme de musique populaire ou folklorique. Le XXème siècle en fait le roi des bals et il ne doit son déclin qu'à la multiplication des discothèques. Depuis quelques années, on observe le regain d'intérêt de certains jeunes groupes comme Ousa Nousava pour le séga, qu'ils dépoussièrent et font revivre.

Bernadette Ladauge et Jean-Pierre La Selve, spécialistes des musiques réunionnaises, considèrent le maloya comme la forme primitive du séga. Sur certaines gravures du XVIIIème siècle représentant les réjouissances des esclaves Africains, ils notent la présence de l'arc musical et du gros tambour de bois que l'on chevauche. Ceux-là même que l'on nomment le bobre , arc muni d'une calebasse résonateur présent dans les orchestres de maloya, et le rouler , dont le son sourd est à la base du rythme maloya, confectionné à partir d'un tonneau de rhum et d'une peau de chèvre.
Après leur libération en 1848, les anciens esclaves s'organisent une vie de Cafres indépendants à l'abri des hauts cirques volcaniques. Pendant que le séga se marie aux instruments des Blancs, leur maloya se recentre sur sa fonction rituelle. Au-dessus du rouler, le kayamb mène une danse envoûtante. Cet instrument de type hochet est fait d'un cadre de bois, munis de deux rangées superposées de tiges de canne à sucre remplies de graines rondes, que l'on secoue latéralement.
Ces deux piliers de la musique de Ti-Fock ont attiré l'attention des amateurs de sonorités chargées d'histoire. Le jeune chanteur sortait le maloya d'une longue période de clandestinité. Le passage au statut de département français d'outre-mer, en 1946, s'est accompagné de l'installation d'une échelle de valeurs dans laquelle seul le "bon goût français" était de mise. Méprisé, le maloya n'avait pas droit de citer en ville. L'autorité veillait à ce que ne soient diffusées sur les ondes que les musiques autorisées : classique, militaire, chanson française et variétés internationales.
Le Parti Communisme a été le premier à comprendre l'intérêt qu'il y aurait à favoriser le maloya. Musique du peuple peu lettré mais bien ancré dans l'île, elle véhiculait des messages dans sa langue créole. Elle constituait ainsi l'outil rêvé pour faire passer les idées contestataires, voire indépendantistes. C'était aussi une raison pour la censure de se manifester.

Dans les années 1980, l'étau se desserre avec la gauche et le maloya renaît sur toutes les lèvres. Ti-Fock entreprend son travail de pionnier d'un nouveau son réunionnais. S'il semble capable d'exprimer l'état d'esprit, voire l'essence profonde de la société insulaire, la perception de sa création à la Réunion commence par un malentendus.
"À mes débuts, les gens me prenaient pour un fou, parce que j'avais décidé de faire une musique d'ouverture," explique le chanteur. "Des journalistes me disaient : 'Mais dis-donc Ti-Fock, qu'est-ce que tu fais ? C'est le maloya de l'an 2000 ou quoi ? ' J'ai pris des risques et aujourd'hui, des dizaines de groupes font cette musique Le hasard a voulu que ce soit moi qui arrive en France le premier avec le maloya électrique, en 1985. À mon retour à la Réunion, les gens se sont dit que si on avait tant parlé de moi en métropole, il y avait peut-être certaines raisons."

Les responsables politiques découvrent bientôt dans la musique locale un puissant moteur de mobilisation populaire et un moyen de donner à leur île une image créative, favorable à son développement touristique. Ils font appel au directeur de la MJC de Chateau-Morange à Saint-Denis, qui en a fait le principal centre musical de l'île et qui a beaucoup contribué à installer la notoriété des artistes réunionnais, Ti-Fock le premier, au-delà des mers. Promu directeur des affaires culturelles au Conseil général de la Réunion, Paul Mazaka lance de nombreuses initiatives.
Une dynamique est lancée dans laquelle le social rejoint le culturel. L'opération CES Musique , menée entre juin 1990 et juin 1993, permet ainsi à trois cent jeunes musiciens de bénéficier d'un contrat emploi solidarité (CES) pour se former et pratiquer leur art en groupe. Avec le recul, Ti-Fock estime que "si elle a eu un côté positif, l'opération terminée, il n'en reste pas grand chose. Quelques groupes sont sortis : Zanzibar, Zetwal Katrer Mais je pense que c'était mal géré financièrement. Le projet n'était pas assez bien monté. Il y avait un côté trop administratif. Il n'y a pas eu de suivi et la Réunion manque toujours de petits clubs, où les musiciens puissent se produire."
Quoiqu'il en soit, on observe qu'aujourd'hui, la production locale a fait un bon considérable, avec une centaine d'albums par an. Pour la plupart, ils sont produits par l'un des quatre principaux labels phonographiques de l'île, équipés de studios professionnels : Discorama, LLP, Oasis et Piros. En l'espace de cinq ans, le nombre des points de ventes de cassettes et de disques est passé de 15 à 350. Ce petit marché de 600 000 habitants a générer 550 000F de chiffre d'affaires en 1993, deux fois plus qu'en 1992.

Enregistré avec certains des meilleurs musiciens de l'île fin '93 début '94, le récent album de Ti-Fock est une production 100% réunionnaise. "Le producteur José Payet, directeur du label Oasis, avait l'intention de monter le premier studio vraiment professionnel qui manquait à la Réunion, afin de prouver que l'on n'a plus besoin d'aller en métropole pour faire un disque de qualité" explique-t-il. "Il m'a dit qu'il voulait que je sois le premier à y enregistrer. J'estimais que ce projet allait dans le bon sens et serait profitable à la musique et à la jeunesse réunionnaises. J'ai donc accepté la proposition."
Bien accueilli à sa sorti à la Réunion en juin '94, l'album "Swit Lozic" a été distribué en métropole dix mois plus tard. Cette fois, c'est une petite partie de la critique branchée parisienne qui fait la moue. Sous prétexte que la tendance dans le circuit de la world music est à un retour vers des formes traditionnelles prétendues pures , certains en viennent à accuser Ti-Fock de trahir ses racines. Certes, le chanteur s'est produit pendant un temps avec une formation traditionnelle, mais doit-on faire si peu de cas du travail systématique de fusion des styles auquel il s'est attelé depuis le début de sa carrière ?
N'en déplaise aux grincheux, ce disque me semble au contraire l'aboutissement en pleine maturité d'un artiste original, perspicace et opiniâtre.

François Bensignor

Discographie :
1986 : Aniel (Celluloïd/Mélodie)
1991 : Donn Douleur (Celluloïd/Mélodie)
1994 : Swit Lozic (Oasis/Mélodie)