CESARIA EVORA

François Bensignor, avr.96

 

Hier pauvre chanteuse de bars, c'est à la cinquantaine qu'elle goûte enfin les fruits d'un art accompli sur les scènes internationales. Mais les succès n'ont su gâter son naturel, ni son amour de la poésie.


Elle a fini par faire le voyage. Comme tant d'autres, elle a quitté les rives de l'archipel du Cap-Vert rejoignant les lointains continents d'Europe et d'Amérique. Pas pour la pêche au cachalot sur les baleiniers de Nantucket, comme ces pionniers des courses océanes qui ont fait de Boston la "première ville cap-verdienne au monde". Mais pour faire chavirer les c urs aux sons de la musique des alizés : la "morna" tendre et triste.

Plus de quarante ans durant, Cesaria Evora a vécu à Mindelo, grand port sur l'île de Sao Vicente, où les bateaux traversant l'Atlantique venait faire le plein d'eau et de charbon. Pieds nus sur ces îles de lave, elle observait l'horizon à la fraîcheur du soir. La nuit, les yeux fermés, un verre en main, dans les effluves du tabac et la chaleur humaine, moite des cabarets, sa voix profonde, suave, berçait les mots des poètes comme une houle nostalgique.

"Lune vagabonde de l'espace
Lune ma compagne de solitude
Qui connaît toute ma vie
Ma mésaventure
Raconte à mon aimée
Ma souffrance en son absence

Monde, tu joues avec moi
À colin-maillard
En me poursuivant sans cesse
À chacun de tes tours
Une nouvelle douleur
Me rapproche un peu plus de Dieu"

Cette chanson, "Lua Nha Testeman" (Lune mon Témoin), est née, comme une centaine d'autres, sous la plume inspirée du poète musicien Xavier Francisco da Cruz, surnommé B. Leza ("béléza" = "la beauté"). Sa vie s'acheva dans le dénuement, la solitude et les souffrances de la polio. Cesaria Evora se souvient l'avoir vu et entendu chanter. Elle lui rend aujourd'hui le plus beau des hommages en faisant revivre son répertoire. Une sorte d'héritage pour elle, puisque B.Léza était le cousin de son père, un violoniste qui mourut en 1948, alors qu'elle n'avait que sept ans.

Une douzaine d'années plus tard, Cesaria chante à la radio, à la grande surprise de sa mère. Employée comme cuisinière chez des colons, celle-ci n'a pas eu beaucoup le temps de voir grandir ses sept enfants. Cesaria est une jeune fille à présent et c'est à l'occasion d'un de ses premiers flirts avec un guitariste que sa voix s'est révélée. Sa réputation est parvenue jusqu'aux oreilles des professionnels et la radio est venue la chercher, une vraie consécration à l'époque. Pour chaque chanson interprétée, elle reçoit 25 escudos, à peine 2 francs, autant dire une misère. Mais que peut bien signifier la misère sur ces terres arides, salées par l'océan ?

"Au premier abord, c'est le néant : des roches escarpées, des vallées profondes, des vents devenus fous au commencement des temps, une mer révoltée, des plages infinies. Il y a aussi le soleil. Éternel et sans pitié, qui nous brûle le ventre, la terre et les crânes : les nôtres et ceux des chèvres, celles de tous les jours. La certitude du désert dans les sables qui volent librement sur les chemins ouverts ( ) Dix îles faites de silence, de nostalgies et de rêves". Cette vision de l'écrivain Dina Salustio donne à sentir ce qui fait l'essence même, la spécificité de la création cap-verdienne.

Si l'on a apprécié Cesaria Evora au cours de sa première carrière, elle n'en a sans doute pas tiré les joies du succès. Son auditoire se limitait au public des bars et ses émoluments à quelques verres offerts ou bien quelques billets glissés dans sa main. L'amour lui a laissé deux enfants de deux pères différents, envolés l'un et l'autre vers d'autres cieux. À l'heure de l'indépendance du Cap-Vert, en 1975, elle décide de garder le silence et s'occupe de sa mère qui a perdu la vue.

Son premier voyage hors de Sao Vicente, elle l'a fait en 1985. Décidée à chanter de nouveau elle était invitée à Lisbonne par l'organisation des femmes cap-verdiennes pour l'enregistrement d'un disque de mornas. L'année suivante elle chante à Boston. Et puis c'est la rencontre avec José Da Silva, un producteur français originaire du Cap-Vert, qui va croire en elle et ne pas en démordre. Multi-instrumentiste et arrangeur talentueux, Paulino Vieira saura confectionner l'écrin qui sied au grain de la voix de Cesaria : un accompagnement acoustique de piano, guitares, cavaquinho (ukulele cap-verdien), violon et percussions traditionnelles.

Aujourd'hui, après avoir séduit la France et l'Europe, la vieille dame espiègle voit le gratin du showbiz américain se presser à ses pied. Mais personne n'a pu l'obliger à mettre des chaussures en scène À Mindelo l'attend une maison neuve où elle a installé sa famille et peut régaler ses amis. Elle est restée simple, naturelle et affirme ne pas croire aux contes de fée, ni au destin. "La morna m'a prise et je ne sais rien d'autre. Finalement, je vis maintenant ce que j'aurais dû vivre jeune", explique-t-elle fataliste.

François Bensignor

Discographie
Cesaria 95 (RCA/BMG)
Sodade (Mélodie, 1993)
Miss Perfumado (Mélodie, 1992)
Mar Azul (Mélodie, 1991)