Interview de Cheikh Raymond Leyris

CHEIKH RAYMOND LEYRIS :
LA RENAISSANCE D'UN MAITRE DU MALOUF

François Bensignor, fév.95

Initié dans les fondouks , ces sociétés secrètes perpétuant l'enseignement de la science musicale arabo-andalouse, Raymond Leyris, né d'une mère chrétienne et d'un père juif, fut adopté très jeune par une famille juive de Constantine. Musicien adulé de son vivant, sa fin tragique renforce encore la marque d'un destin exceptionnel. Trente trois ans après sa mort, la voix de Cheikh Raymond revit à l'ère du numérique, par la grâce d'une rencontre : celle de son fils, le docteur Jacques Leyris, avec le musicologue Tewfik Bestandji, lui-même petit-fils d'un des principaux maîtres du jeune Raymond Leyris, le Cheikh Bestandji.
Alors que d'autres artistes sont aujourd'hui victimes de la guerre fratricide qui se livre au c ur de l'Algérie, le label Al Sur publie l'enregistrement d'une soirée concert de plus de trois heures, telle qu'elle s'est déroulée en 1954. Au-delà du témoignage extraordinaire que renferment ces trois disques compacts, on est frappé par l'inspiration profonde, fertile des interprètes : Cheikh Raymond au oud, évidemment, mais aussi le violoniste Sylvain Ghrenassia et son fils guitariste, Gaston, futur Enrico Macias. Bien plus encore, la fraîcheur désarmante, intemporelle, de la voix de Raymond, par delà le temps et la technique, nous submerge d'une émotion indicible, celle qui sourd exclusivement de l' uvre des artistes élevés au rang de mythes.
Jacques Leyris a aujourd'hui 48 ans, l'âge qu'avait son père lorsqu'il fut assassiné le 22 juin 1961. Ce meurtre aveugle visait un musicien adoré du public algérien, parce qu'il était juif et parce que sa notoriété était un atout majeur dans la tentative de déstabilisation populaire recherchée par ses commanditaires. Les conséquences ne se firent pas attendre : en l'espace d'un an, toute la communauté juive avait quitté la ville de Constantine pour la France. Aujourd'hui médecin installé, Jacques Leyris évoque avec nous le passé.

-- Quelles sont les origines de la communauté juive de Constantine ?
-- C'est, je crois, la plus ancienne communauté juive d'Algérie. Elle date du temps du roi Salomon, environ l'an 1000 avant le Christ. A l'époque, un échange commercial important se faisait entre le Maghreb et la côte israélienne. Ainsi des Juifs ont commencé à s'installer dans les ports de Philippeville et Bône, les actuels Skikda et Annaba. Progressivement, ils sont venus s'établir à Constantine, qui se trouve à une centaine de kilomètres à l'intérieur. On peut vérifier ce fait historique au Louvre, où sont conservées des stèles d'un ancien cimetière juif de Constantine, sur lesquelles sont gravés en hébreu ancien des noms comme on les portait au temps du roi Salomon. La vie de la communauté constantinoise était marquée et rythmée par la musique. Les communautés juive et musulmane étaient relativement intriquées dans leurs m urs, leurs cultures, leurs musiques. Par exemple, dans nos mariages, ont continue à faire le hanna , qui consiste à mettre dans la main de la mariée, à la veille de son mariage, du henné. Ce rite arabo-berbère est aujourd'hui quasiment une institution en Israël, sous la forme de la tania .
-- Comment la tradition musicale du malouf s'est-elle développée ?
-- Le malouf trouve son origine dans l'Espagne judéo-arabe. La civilisation méditerranéenne y a atteint un summum, avec tout le raffinement qu'elle a pu conférer à la musique arabo-andalouse. Il reste fort peu de chose de la tradition orale de cette musique, qui comportait vingt quatre registres, les nawbet ou noubas, correspondant aux vingt quatre heures de la journée. Quatorze ont été retransmises, dont seulement huit restent encore dans les mémoires. Parmi celles-ci, le malouf est resté assez intact à Constantine. On peut l'expliquer sociologiquement par le fait que la ville est bâtie sur deux grands rochers et relativement fermée du monde extérieur, difficile d'accès La connaissance de cette musique était une école d'exigence. Elle nécessitait une mémorisation très importante de textes et de musiques savantes, complexes, qui étaient dispensés à travers un parcours initiatique difficile. Certaines familles possédaient des morceaux qu'elles ne voulaient pas laisser sortir du cercle familial. L'un des grands mérites de mon père est sans doute d'avoir réussi à faire une synthèse de tous ces courants musicaux, de leur avoir donné une unité.
-- Comment votre père a-t-il eu l'opportunité d'entrer dans les cercles initiatiques des fondouks ?
-- Pour répondre à cette question, je voudrais vous dire que mon père m'a interdit les instruments de musique. Sa théorie était que parmi les musiciens, on compte 1% de bons, les autres étant médiocres ou moyens. Sur ces 1%, 0,1% sont très bons et une infime partie encore sont exceptionnels Cette musique amenait à la souffrance, non seulement celle contenue en elle-même, mais aussi celle de son apprentissage. Fondamentalement, les maîtres de la musique constantinoise étaient arabes et le fait que mon père était juif a compté aussi comme une épreuve. Il fallait montrer d'énormes qualités de musiciens, de chanteur pour être accepté ne serait-ce qu'à écouter la musique qui était jouée et transmise dans les cercles clôts d'initiés. Il y avait souvent une réticence des maîtres à transmettre. À ce propos, Tewfik Bestandji raconte que son grand-père avait trouvé sur le oud un arpège particulier. Lorsqu'il le jouait, il recouvrait sa main afin que nul ne le voie. Un jour, lors d'une séance d'initiation avec mon père, adolescent plein de promesses, il lui a divulgué cet arpège en lui demandant de ne jamais le jouer en public avant sa mort. A la mort de Cheikh Bestandji, dans les années 40, mon père aurait jeté le manche du oud de son maître, selon son désir, dans sa tombe
-- Comment votre père est-il devenu cheikh ?
-- Il est devenu cheikh à 22-23 ans, dans les années 1934-35. Etre cheikh, c'est d'abord être reconnu de ses pairs à l'égal d'eux-mêmes, mais aussi être bon à tous les niveaux : connaître en profondeur le malouf et les autres registres, avoir une très belle voix, un bon orchestre, savoir le diriger Mon père a également bouleversé la musique en son temps. Il a apporté de nouveaux rythmes, fait entrer la guitare classique et le piano dans l'orchestre traditionnel. Il a aussi fondamentalement influencé la musique synagogale dans les milieux séfarades constantinois.
-- Comment se produisait-il ?
-- Il donnait des prestations à l'occasion des fêtes familiales juives ou arabes, quelques concerts en salles, puis à la radio et à la télévision. Il avait une émission hebdomadaire à la radio de Constantine. Enrico Macias raconte qu'à dix sept ans, alors qu'il était élève de mon père, il avait rejoint l'orchestre de la radio comme guitariste. Une fois l'enregistrement terminé, ses camarades de classe, venus le chercher, lui font la fête. Mon père l'appelle alors et lui demande : Tu as été content de toi aujourd'hui ? . Oui, je crois , dit Enrico. Et bien, tu n'as jamais été si mauvais. Tu vas retourner travailler pendant six mois et on te reverra après. Quand la télévision est arrivée, mon père y anima une émission régulière. Les soirs où elle passait, les rues de Constantine étaient vides. Les deux ou trois jours suivant l'émission, il ne sortait pas dans la ville, pour ne pas y rencontrer une critique trop dithyrambique qui fausserait son jugement Son rêve était de fonder un conservatoire qui puisse pérenniser de manière normative cette musique de tradition orale.
-- D'où vient l'enregistrement du concert de 1954 à l'Université populaire de Constantine que vous publiez aujourd'hui ?
-- Cet enregistrement est dû à un inconditionnel de mon père et de sa musique. Cette personne, qui possédait un magnétophone -- fait assez rare pour l'époque -- , avait disposé des micros à l'intérieur de bouquets de fleurs et enregistré le concert sans que l'on n'en sache rien. A l'origine, les bandes n'avaient pour but que de servir le bonheur de ce mélomane. Elles l'ont suivi en France en 1962 Un an après sa disparition en 1969, sa femme me contacte en me disant qu'elle possède un certain nombre d'enregistrements originaux (pirates ) de mon père et me propose de les acheter. Ce que j'ai fait. Grâce à ce piratage d'un jour, on peut aujourd'hui se rendre compte de ce que pouvait être un concert de malouf à Constantine en 1954 Et avec le fond d'archives dont je dispose, j'ai de quoi faire une vingtaine de CD.