Interview de Lokua Kanza

LOKUA KANZA TIENT SES PROMESSES
par François Bensignor
François Bensignor, oct.95
Les mélomanes avaient reconnu en ce jeune guitariste lumineux, compagnon de Ray Léma puis de Manu Dibango, un être singulier. La volubilité pertinente de sa guitare, le judicieux phrasé de sa voix ne relevaient pas du simple accompagnement. En 1993, il pulvérisait les clichés sur la musique africaine avec un album aux compositions évanescentes, gorgées de mélodies vocales traditionnelles. Le produit improbable d'un travail solitaire, exclusif. La musique, comme une peinture abstraite, y forme un cheminement onirique sans ouverture ni coda. L'artiste Lokua Kanza se révélait au monde et recevait l'adoubement de tous ses pairs. Avec son second album, le voici qui affirme sa maîtrise d'une science musicale lentement élaborée, avec douceur et acharnement. Il n'est plus oiseau fou arc en ciel dans la forêt profonde, il est orchestrateur urbain dans notre temps. Mais à y bien regarder, l'arc en ciel brille plus fort au fond de sa prunelle, et sa baguette de chef se voit pousser des ailes. Parcours.

Rwanda
"Ma mère, qui est Rwandaise, chantait beaucoup et cette musique m'a profondément marqué. Elle a un aspect très mélodique, parfois proche de la musique hindoue, avec beaucoup d'appoggiatures1. On y perçoit aussi des influences éthiopiennes et arabes. Elle s'accompagne à la cithare dinanga et ses mélodies sont très amples."

Kinshasa
"J'ai grandi en ville, à Kinshasa. Mon père était commandant de bord dans un bateau. Quand il était vivant, on habitait dans un quartier normal . Quand il est mort, on est descendu vivre dans le quartier de Kaouka, où vivent les ouvriers de l'usine Onatra (Otraco à l'époque) : un ghetto. Nous étions huit frères et s urs, six aujourd'hui. À la mort de mon père, j'avais neuf ans. Étant l'aîné, je devenais responsable de la famille. Dans ce cas là, on grandit vite ! J'allais à l'école, mais au bout d'un temps, Maman ne pouvait plus payer mes études. Et il fallait ramener un peu d'argent à la maison. J'ai tâté des petits boulots Mauvais souvenirs. Je faisais déjà de la musique. Je commençais à jouer dans des petites boîtes et ça me rapportait un peu de sous pour alimenter la maison. J'aimais chanter, mais dans les groupes, je jouais seulement de la guitare. À l'époque, au Zaïre, un guitariste ne devait pas chanter et inversement."

Abeti
"En 1980, à dix neuf ans, je suis entré comme guitariste dans l'orchestre d'Abeti. C'était une femme superbe. Très professionnelle, avec une exigence impérieuse de travail. Tous les jours, on arrivait chez elle vers onze heures et la répétition se terminait vers vingt heures. À l'époque, elle était la première dame de la scène zaïroise et multipliait ses succès africains.
Dans sa grande maison, le salon était devenu salle de répétition. C'est là que j'ai touché pour la première fois la guitare électrique. Jusque là je n'avais pas de guitare. J'en empruntais à des copains. Ils me dépannaient, mais ce n'était pas gratuit. Il fallait leur donner un peu d'argent. Déjà c'était très difficile de trouver une guitare. Et quand on l'avait trouvée, il fallait de l'argent pour la payer
C'est par relation que j'ai pu entrer chez Abeti. Des petits cousins qui la connaissaient étaient venus en me disant : "Viens on va voir cette Tantine". Mais je suis d'abord allé chez Abumba, le frère d'Abéti, également excellent musicien, qui était en train de monter son groupe. J'ai joué avec lui et c'est après qu'on m'a détourné vers l'orchestre d'Abéti.
Avec elle, on jouait déjà ce qu'on appelle aujourd'hui world music . Mais on nous disait qu'on faisait de la musique de Blancs. Et aujourd'hui, tout le monde fait ça."

Abidjan
"En 1982, j'ai été engagé pour un an dans The Best, l'orchestre de l'Hôtel Ivoire à Abidjan, qui animait le restaurant. Là j'étais uniquement chanteur. On débutait vers six heures du soir par des standards et les succès du moment. Vers dix heures, quand les gens en étaient aux digestifs, on commençait à faire des morceaux zaïrois pour les faire danser. Mes reprises préférées étaient les chansons de Nat King Cole.
Je suis resté en Côte d'Ivoire pendant l'année 1983. Avec des musiciens ivoiriens de la cité, j'ai fait des expériences musicales. Ils étaient branchés jazz, et je leur apportais des idées de mélange avec des rythmes, des sonorités du pays.
J'ai fait un peu de studio, quelques ch urs, arrangé un disque de Tshala Muana. Mais au moment où on commençait à me connaître à Abidjan, je suis parti pour Paris."

Paris
"J'ai toujours eu envie d'aller en France. Pour moi, la Côte d'Ivoire n'était qu'un passage. Abidjan m'avait bien secoué, préparé à affronter Paris. J'y suis arrivé en 1984, attendu par une copine. Même si ce n'est pas toujours évident, on s'adapte vite quand on en a envie.
Je n'ai jamais fait partie du milieu des musiciens du soukous zaïrois, même à Kinshasa. J'y suis juste passé en France pour leur montrer que je sais faire ce qu'il font, mais qu'il n'y a pas que ça. Et j'ai changé tout de suite de direction. Le milieu français des artistes Zaïrois est constitué de gens qui sont parfois très paumés. Souvent, ne sachant pas où aller, ils se renferment sur leur petite communauté et restent dans leur tour d'ivoire.
Ce que j'ai toujours reproché aux musiciens africains, c'est qu'ils sont peu nombreux à bosser . Plus ils avancent et plus ils constatent leurs manques. Mais comme ils n'ont pas acquis les bases musicales nécessaires, ils ne savent pas comment repartir.

Pendant quelques mois à Paris, j'ai essayé de trouver mes marques. Et puis j'ai rencontré des musiciens antillais. J'ai accompagné un ballet, joué avec le groupe de Jean-Michel Cabrimole, La Mafia, et avec Franky Vincent. On m'a fait chanter sur un morceau en me disant que c'était une maquette. Et quelques temps après, quelqu'un est venu me dire que mon disque passait aux Antilles. J'ai laissé faire
Quand je me heurte à un obstacle, je le contourne. Je ne veux pas trop comprendre les rouages du showbiz, mais j'ai surtout envie de comprendre la musique."

Ray Léma
"En 1985, j'ai retrouvé Ray Léma que je connaissais déjà au pays. Il était en train d'enregistrer son album Médecine , sur lequel j'ai fait quelques ch urs. Nous avons travaillé trois ans ensemble. Dans son groupe, je faisais les guitares et les ch urs. J'ai participé aux albums Bwana Zoulou Gang et Nangadef .
S'il connaît bien la musique écrite, Ray conserve dans le travail des méthodes orales. Il laisse aux musiciens la possibilité d'apporter beaucoup d'eux-mêmes dans les compositions et reste très ouvert à toute proposition."

Manu Dibango
"En 1990, je suis devenu chanteur du Soul Makossa Gang de Manu Dibango. C'était très différent de ce que j'avais vécu avec Ray Léma, mais c'était un monde que je connaissais aussi. Manu est quelqu'un de très carré, qui sait ce qu'il veut. En répétition, il vient avec des partitions. Même si une partie de sa musique est laissée à l'improvisation, un maximum de choses sont déjà établies. Ça permet de ne pas trop se disperser. Quand on n'a pas le temps, on sait au moins ce que l'on a à faire."

Solo
"Après mes années avec Ray Léma, j'ai essayé de voler de mes propres ailes. J'en rêvais depuis longtemps. Mais ça n'a pas marché. Dans les maisons de disques, on me disait : C'est bien ce que tu fais, mais ce n'est pas de la musique africaine . Qu'est-ce qu'ils connaissent de la musique africaine ? Est-ce à eux de décider de ce qu'elle est ou n'est pas ?
Ce que j'ai enregistré cette année pour mon second album est exactement du même style que ce que je présentais à l'époque. J'en conclus que l'artiste doit savoir attendre le moment opportun. Il doit aussi savoir agir avec le discernement du psychologue. Quand je faisais écouter mes premières maquettes, j'observais les réactions des gens. Et je me suis rendu compte que les maisons de disques étaient en retard par rapport aux goûts qui s'exprimaient. J'ai donc décidé de ne pas m'en préoccuper et de travailler comme je l'entendais.
J'ai donc envisagé d'enregistrer pour un petit label. Nous n'étions pas pressés. L'enregistrement pouvais se faire sur le long terme. Et puis parallèlement, j'ai eu envie de démarrer un autre projet. Enregistrer quelque chose de très traditionnel, mais avec un regard très moderne.
Dans l'optique d'un contrat avec une maison de disques, ce projet était destiné à être mon deuxième, troisième, voire quatrième album. Mais chaque fois que je faisais écouter les deux projets, c'est le second qui plaisait le plus.
Tout réfléchi, me suis décidé à boucler ce projet. En un mois de studio, il était terminé. C'était en 1993. Je venais de faire la première partie d'Angélique Kidjo à L'Olympia. Son tourneur, Dominique Misslin, qui est aussi mon manager m'a alors proposé de sortir un disque et c'est parti.
Le premier album, pour moi, c'est un jet. Toute ma culture est remontée en moi, à la manière dont un danseur de flamenco est soudain habité quand il se met à danser. Le second correspond plus à un rêve d'artiste et à ce que je représente aujourd'hui. J'y ai mis toute ma connaissance de la musique, toutes les notions que j'ai apprise en dehors de l'Afrique."
Et pour les deux derniers morceaux ces deux univers s'unissent.

(1) Petite note d'agrément placée devant une note principale et que l'on doit accentuer (Petit Robert)

Discographie
1993 : Lokua Kanza (BMG)
1995 : Wapi Yo (BMG)