Musiques mandingues l'intarissable source d'un art bien vivant

L'aire d'influence mandingue, qui englobe le Sud de la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée, le Mali, le Nord de la Côte d'Ivoire et le Burkina Faso, est un fabuleux creuset de musiques. Ce sont incontestablement les plus répandues et les mieux connues des musiques africaines en France. Les peuples de ces régions -- Malinké, Bambara, Soninké, Peuls, Dioulas, etc. -- ont su enrichir, chacun à leur manière, un fond traditionnel musical raffiné, aussi puissamment ancré dans une même culture ancestrale qu'un tronc de baobab dans la terre de la savane. La structure de la société y est sans doute pour beaucoup. Depuis le XIIIème siècle, la caste des griots est attachée à celle des nobles. Conteur, poète et musicien, le griot remplit aussi les fonctions d'historien généalogiste des grandes familles, de chroniqueur de guerre, de conseiller, de diplomate, de gardien des us et coutumes Amadou Hampâté Bâ décrit magistralement ce que représente le griot mandingue au début de ce siècle, et son rôle primordial dans le maintien de traditions qui alimentent encore l'inspiration des musiciens modernes, descendant ou non de familles de griots1.

Etre griot

On naît griot , explique Baba Dao, fondateur de l'association Mandé-Foli. Dans une famille de griots, les enfants apprennent la musique et la mémoire du peuple à l'école familiale dès leur plus jeune âge. On leur enseigne toute la généalogie de la société, l'histoire passée, les hauts faits On initie les jeunes garçons aux principaux instruments. Quant aux filles, elles perpétuent la tradition chantée. Griot se dit djéli ou diali en malinké, c'est à dire le miel (li) de l'union (djé) . Les griots, comme les forgerons, les cordonniers, les tisserands, etc., font partie des lignées de gens de castes , qui se transmettent de père en fils ou de maître à élève un enseignement initiatique spécifique à leur fonction. On les désigne sous le nom de nyamakala2, ou encore nya bara lou kanla, c'est à dire : ceux qui sont des hommes dans le plein sens du terme, nous sommes leur toit , comme l'explique Mory Kanté3, descendant d'une illustre famille de griots. La musique est le moteur qui permet à la mémoire griotique de se perpétuer, ainsi que le met en lumière Abdoulaye Sadji : Avant de commencer l'histoire du héros, dont il allait ce soir-là me conter la vie et la gloire, le diali joua d'abord longuement de sa cora. Air nouveau, qui me surprit par la sobriété de sa composition. Le diali m'avait déjà dit : "Seuls les héros qui ont inspiré une musique aux dialis sont encore connus des hommes. Car pour se souvenir d'eux, il suffit de jouer cette musique. Tous les autres sont oubliés, parce que rien n'évoque leur mémoire." Aussi était-il obligé, lorsqu'on lui posait une question même peu importante sur la vie d'un héros, de prendre sa cora et de jouer l'air de la musique composée en l'honneur de ce héros. Alors il pouvait répondre à la question et vous donner d'autres renseignements supplémentaires 4.

Musiques mandingues traditionnelles

Le répertoire traditionnel, tel qu'il se joue encore aujourd'hui, puise dans un patrimoine culturel commun et réserve des trésors d'émotion esthétique. Façonné à travers les âges, un style particulier s'est développé dans chaque région, chaque ville. Si l'on peut dégager schématiquement certains grands courant musicaux (malinké, soninké, bambara, peuls ), on constate par ailleurs de nombreuses similitudes au niveau des rythmes et des instruments, dont les noms changent selon les langues. La cora, grande harpe faite d'une moitié de grosse calebasse tendue de peau de gazelle, de chèvre ou de mouton, et d'un long manche en bois où s'étayent vingt cordes aux sonorités cristallines, est l'apanage de la tradition malinké. Le bala, xylophone pouvant comporter jusqu'à vingt deux lames de bois munies de calebasses résonateurs, accompagnait notamment les guerriers sur les champs de bataille. Ces deux instruments sont les grands maîtres du style mandingue. Parmi les autres instruments très usités, on peut citer le bolon (petite harpe basse à quatre cordes faites d'une calebasse et d'un manche en bois courbe) ; le ngoni (harpe-luth constituée d'une calebasse et d'un manche en bois, instrument dominant dans les traditions bambara et peule) ; le konni, karoni ou kérôna (sorte de guitare en forme de pirogue, tendue d'une peau de serpent ou de gazelle) ; le sokko ou kalanden (petit violon à quatre cordes fait d'une calebasse tendue d'une peau de varan) ; le serdou ou buru (flûte traversière, taillée dans une liane ou un roseau, fleuron de la tradition peule) ; le tunni (double flûte à anches de bambou faite de deux roseaux et munie d'une calebasse découpée en guise de pavillon) ; le djembè (tambour en gobelet taillé dans une pièce de bois massif, tendu d'une peau de chèvre, aux sonorités éclatantes) ; le dunumba ou doudoumba (tambour basse fait d'un fût cylindrique tendu de deux peaux de vache, joué avec une baguette ou un bâton) ; le tama ou doundoungué (petit tambour d'aisselle en forme de sablier, aux deux peaux liées ensemble par des lanières de cuir, joué avec un bâton courbe et que l'on fait parler avec la pression du bras). L'art vocal raffiné du Mandingue offre un registre très étendu de voix, des plus suaves au plus rauques. A la voix du soliste répond souvent un ch ur.
On peut goûter la très haute tradition orchestrale du Mandingue à travers les rares mais superbes enregistrements de l'Ensemble instrumental national du Mali, (malheureusement toujours pas réédités en CD, donc difficiles à trouver). Sur le plan des spectacles, Mandé-Foli, descendant direct de l'Ensemble national du Mali, offre cette richesse artistique digne de nos classiques, de même que le prodigieux Ensemble symphonique traditionnel de Guinée, que l'on espère un jour voir invité en France. Pour l'art vocal, les deux volumes de L'épopée du Mandingue par Kouyaté Sory Kandia sont un summum. Buda musique a eu l'idée lumineuse d'éditer trois volumes de L'anthologie du balafon mandingue par El Hadj Sory Kouyaté : pure merveille. Quant à la tradition de la cora, elle est magnifiquement illustrée par l'unique album solo de Toumani Diabaté, Kaira . Si Djéli Moussa Diawara est resté fidèle au règles anciennes du jeu de la cora, son frère Mory Kanté a pris de grandes libertés avec la tradition en électrifiant son instrument et en accélérant les tempi. On lui accordera, en dépit des anathèmes des puristes, que, ce faisant, il a contribué à révéler au monde les bases de cette belle musique. C'est d'ailleurs bien la force de cette tradition, d'être capable de supporter toutes sortes de triturages d'enveloppe et d'adaptations -- tout à fait fascinants chez Mory Kanté -- sans en être définitivement altérée. Dans le registre acoustique, on notera que le jeune virtuose guinéen Prince Diabaté est, lui aussi, en train de révolutionner le jeu de cora à sa manière, pleine d'humour et de brio.

La musique face au jeu de la modernité
La situation des griots a bien changé en l'espace de trente ans. A la suite des indépendances et des profondes transformations politiques, leur caste a progressivement perdu l'exclusivité de l'animation musicale, ainsi que le pouvoir qu'elle détenait dans le cadre de l'ancienne hiérarchie sociale de l'Ouest africain. Sur le plan strictement musical, la modernisation a commencé du temps de l'armée coloniale avec l'introduction des fanfares. L'influence boomerang des musiques caraïbes (rumba, chacha, biguine, calypso ), via les orchestres et la radio des deux Congo, marque tous les ensembles d'animation. Après les indépendance de la Guinée puis du Mali, les politiques culturelles dites progressistes favorisent l'émergence d'une nouvelle musique urbaine et métissée. La Guinée de Sékou Touré a donné l'exemple en décidant d'entretenir des orchestres modernes, afin qu'ils inventent un nouveau style adapté du patrimoine national. Dans les années 1964-65, au Mali, on recrute des artistes pour les envoyer en formation à Cuba. C'est le cas de Las Maravillas, qui y passe huit ans avant de revenir s'imposer dans son pays. Un nouveau style, mélange d'importations sonores et d'harmonies locales, fait florès dans tout le Mandingue dans les années 70. Dans la lignée du Bembeya Jazz de Guinée, l'Orchestra Baobab de Dakar, le Rail Band de Bamako, le Super Biton de Ségou (pour ne citer qu'eux) structurent leurs orchestrations autour des guitares électriques et de la section de cuivres sur des vocaux mandingues. Ainsi la musique prend-elle une place de choix dans l'émergence d'une culture populaire de masse.
Les Semaines de la jeunesse, organisées après l'indépendance du Mali, sont devenues les Biennales artistiques et culturelles de la jeunesse après le coup d'état qui a renversé Modibo Keïta en 1968. Chaque région devait présenter ses troupes théâtrale, musicale et sportive à Bamako pour une compétition nationale. Les régions organisaient leurs propres sélections à l'échelon des arrondissements, puis des cercles (qui correspondent aux préfectures). Et des musiciens non griots ont pu concourir dans le cadre de ces compétitions , explique Ngou Bagayoko, mari et chef d'orchestre de Nahawa Doumbia, actuellement parmi les chanteuses maliennes les plus populaires. De même que son aîné Salif Keïta -- qui du braver de longues années le courroux silencieux de son père pour avoir déshonoré le nom des Keïta, descendants de Soundiata, fondateur de l'empire mandingue, en embrassant une carrière de chanteur -- elle n'est pas d'une famille de griots. Remarquée pour sa voix dans son village de Manangoro, on lui confie le solo de chant dans la troupe de son arrondissement. L'exercice implique qu'elle compose des paroles autour d'un thème prédéfini. Nahawa franchit les échelons, parvient au niveau du cercle de Bougouni, puis de la région de Sikasso. En 1974, 1976, 1978, elle concoure au niveau national, et remporte la première place en 1980 avec La vérité triomphe toujours . Cette chanson avait été composée en mars, un mois avant le congrès de l'UDPM, parti unique de Moussa Traoré, sur le thème, étrange coïncidence, du Congrès de la vérité . Nahawa Doumbia n'était-elle pas une sorte de voyante, se demandait-on dans le public. Déjà en janvier 1978, son solo de chant, Banani , s'adressait aux ennemis de la Nation en ces termes : Évitez de piller nos caisses Demain votre châtiment servira d'exemple aux autres. Et en février, plusieurs personnages qui avaient trahi ou dilapidé l'argent de l'État à leur propre profit avaient été arrêtés. Au Mali, on dit parfois que Nahawa Doumbia marche avec le Diable, dit-elle en riant. A un moment, même le chef de l'État avait peur. Il m'a demandé : "Mais comment tu composes ? Tu as quelqu'un à côté de toi pour te dicter ?" J'ai dit non. Et il a dit : "Mais tu es trop petite pour dire tout ça !"

Nouvel art populaire

Régimes populaires, transformations sociales, attrait de l'Occident, introduction des synthétiseurs, tous ces éléments ont contribué à l'évolution radicale du paysage musical du Mandingue. A mesure qu'une musique populaire moderne s'imposait aux goûts du public, les griots se retrouvaient dans une situation de double choix. D'un côté se mettre au service des nantis d'aujourd'hui, à défaut de nobles capables de les entretenir avec leurs familles, de l'autre tenter leur chance sur le marché des musiques commerciales. Si l'État guinéen parvient encore à dégager quelques moyens pour permettre l'existence de troupes nationales capables de maintenir vivant un patrimoine fabuleux, l'État malien n'a quasiment plus de structure à offrir à ceux qui détiennent la science de cette art. Pour autant, l'activité musicale ne s'est pas ralentie à Bamako, loin s'en faut. Dans les années 80, l'explosion du "rock mandingue" sur les scènes internationales n'a fait qu'aiguiser les appétits des artistes. Les fantastiques innovations sonores apportées par Mory Kanté, Salif Keïta et les autres ont ouvert la voie de la modernité. De nombreuses personnalité de l'art griotique -- comme Ami Koïta, Kassé Mady (Diabaté), Tata Bembo (Kouyaté) -- s'y sont engouffrées avec plus ou moins de bonheur, réclamant synthétiseurs et boîtes à rythmes à leurs producteurs, souvent au détriment des instruments traditionnels. Mais l'art du métissage est délicat et rude la concurrence. Si les griots en savent beaucoup sur le passé, le public d'aujourd'hui veut qu'on lui parle de son présent et de son avenir. Témoin le récent engouement pour la musique du Wassoulou, héritée des musique des chasseurs, qui puise dans un patrimoine très peu influencé par les griots. Paroles assorties de morales, évoquant les attitudes à observer pour aborder l'avenir, la situation des femmes, exhortant la jeunesse au travail et ramenant généralement à la critique sociale, le style Wassoulou, également truffé d'histoires d'amour, a été lancé par Nahawa Doumbia, suivie par d'autre comme Djénéba Diakité. Au début des années 90, la jeune Oumou Sangaré est parvenue à porter ce style à sa quintessence. Contrairement à ses aînés, celle qu'on surnomme la Gazelle peule a eu le bon goût de ne laisser entrer la technologie occidentale dans sa musique que par touches parcimonieuses. Les timbres particuliers du kamelen ngoni (ngoni à six cordes) et du violon traditionnel prennent ainsi toute leur ampleur, caressés par l'une des voix les plus délicieuses d'Afrique de l'Ouest.


1. Témoin cet extrait de Oui mon commandant, mémoires (II) (Actes Sud, 1994) : Il n'y a pas à se tromper, c'est un griot, et un griot à l'affût d'un riche étranger de passage. Il nous a repéré de loin et vient exercer sur nous son droit imprescriptible de griot de "taper" dans la bourse de tous les non-castés, dits "nobles", partout où il les rencontre, et cela sans considération de fortune.
Un griot a en effet le droit, reconnu par la coutume, de formuler à l'encontre du noble qui s'aviserait de lui fermer sa bourse les reproches les plus irrévérencieux, voire de répandre sur lui à travers la ville des accusations injurieuses, dont la moindre est sans doute d'avoir "la main attachée à son cou", symbole même de l'avarice ! Aussi les nobles s'empressent-ils généralement de combler le griot. Si tu veux éviter que le chien ne te morde et ne te communique la rage, jette-lui un os , dit un proverbe peul du Mali. Il ne faudrait cependant pas généraliser ; ce comportement n'est pas celui de tous, et il en est qui, aujourd'hui encore, méritent respect et reconnaissance pour avoir gardé vivante la mémoire de tant de générations passées. Je pense, en particulier, aux grands griots généalogistes, aux griots de Kéla, dépositaires de la tradition sacrée du Mandingue, ou simplement à tous ces griots musiciens et poètes qui, à travers l'histoire, épousèrent le destin, heureux ou malheureux, des familles auxquelles ils étaient attachés.
En échange de ses privilèges, le griot rend de nombreux services aux nobles. Il est tenu d'égayer ceux à qui il demande de l'argent. S'il s'agit d'étrangers de passage, il doit les informer de ce qu'il convient de faire ou d'éviter ; il se charge de leurs courses, les accompagne, au besoin les introduit auprès des notabilités de l'endroit. Tout à la fois animateur public, porte-parole et intermédiaire, le griot remplissait jadis une fonction essentielle dans la société traditionnelle de la savane, où toute relation était fondée sur la notion d'échange.
2. c'est à dire antidote du nyama ou maître du nyama , le nyama étant la force mystérieuse qui, à des degrés divers, réside en tout ce qui vit. Amadou Hampâté Bâ, in Petit Bodiel et autres contes de la savane (Stock, 1994)
3. In Son d'Afrique (Marabout, 1988)
4. In Ce que dit la musique africaine (Présence africaine, 1985)

DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE
Prince Diabaté & Amara Sanoh : Lamaranaa (Musiques du monde/Buda Rec.)
Toumani Diabaté : Kaira (Hannibal Rec./Night & Day)
Djénéba Diakité (Sylla/Mélodie)
Djéli Moussa Diawara : Soubindoor (World Circuit)
Nahawa Doumbia : Nyama Toutou ; Mangoni (Sylla/Mélodie)
Amy Koïta : Mamaya (Sylla/Mélodie)
Kouyaté Sory Kandia : L'Épopée du Mandingue Vol. 1 et 2 (Bolibana/Mélodie)
El Hadj Djeli Sory Kouyaté : Anthologie du Balafon mandingue Vol. 1, 2 et 3 (Musiques du monde/Buda Rec.)
Oumou Sangaré : Moussolou (Mélodie) ; Ko Sira (World Circuit)
The Wassoulou Sound, Women of Mali Vol. 1 et 2 (Stern's Africa/Night & Day)

BIBLIOGRAPHIE
Ce que dit la musique africaine par Abdoulaye Sadji (Présence africaine, 1985)
Écouter Voir les Musiques africaines (Revue Écouter Voir n 4, 1990)
Les Musiciens du Beat africain par Nago Seck et Sylvie Clerfeuille (Bordas, 1993)
Rockers d'Afrique par Hélène Lee (Albin Michel, 1988)
Sons d'Afrique par François Bensignor (Marabout, 1988)
L' uvre de Amadou Hampâté Bâ, notamment :
-- Mémoires, Amkoullel l'enfant peul (Actes Sud, 1991)
-- Mémoires (II), Oui mon commandant ! (Actes Sud, 1994)
-- L'étrange destin de Wangrin (10/18, 1992)
-- Petit Bodiel et autres contes de la savane (Stock, 1994)

François Bensignor, nov.94
article publié dans la revue Hommes & Migrations