Ya-Raï

Les origines du Raï
On s'accorde généralement pour voir dans le raï un héritage de l'art poétique des Bédouins. Si l'on sait qu'il se chantait avant le début de notre siècle, il semble difficile de dater précisément son origine. L'onomatopée ya-rây, mode de ponctuation servant notamment à compléter une ligne mélodique, définit un style particulier de poésie chantée. Quant au mot raï (ou rây), sa racine (R. A. Y.) renvoie aux notions d'opinion, de conseil, voire de libre-arbitre. Le raï rural traditionnel, où le chant est accompagné de la gasba (1) et du guellal (2), revêt deux formes. L'une sérieuse, policée, apanage des notables, poésie chantée dans les confréries religieuses, zawiyâte , au cours des wa'dât , fêtes votives, ou lors des fantasias et des festins (machta ), des cercles d'amitiés et des cérémonies familiales (3). L'autre érotique, lyrique, populaire, interprétée par les bergers bédouins, diffusée dans les cafés-maure, cafés-concerts, dans les lieux publics, les souks en particulier -- et paraît-il dans les mariages -- et surtout dans toutes les maisons de tolérance où la bassesse des textes atteint son paroxisme (3). Au contraire de la plupart des autres styles de poésie chantée au Maghreb, qui usent abondamment de la métaphore imagée, le raï peint en langage direct les sentiments, le désir, les conflits sociaux et familiaux.

Une affaire de femmes.

Le courant du raï traditionnel conservateur, sérieux, art austère, essentiellement virile et jalousement gardé, est marqué dans les années '30-'40 par quelques grands maîtres, chioukh, comme Bouras, El Khaldi, Hamada ou Jilali. Mais à la même époque, sa forme populaire évolue fortement sous l'impulsion des femmes, les cheikhate . Féminin pluriel de cheikh , qui est synonyme d'homme vieux et savant, ce terme en est venu à désigner des femmes, expérimentées et savantes certes, mais aussi débauchées. Des noms sont restés célèbres tels Keltoum (que l'on dit également prostituée), Hadja Abbassiya, Halima Wahraniya, El Ouachma (la tatouée), Fatima Tlemsaniya ou Saâdia Rilizaniya. Mémoire vivante de l'époque, cette dernière, future Cheikha Remitti aujourd'hui âgée de 70 ans, fait figure de symbole.

Restée très jeune orpheline et sans domicile, elle commença, pour subsister, à faire des ménages chez les colons français. Avec la Deuxième Guerre mondiale, ce furent des années de dénuement, de famine. J'étais comme folle , explique-t-elle (4). Je suivais les musiciens des fêtes religieuses et des mariages. Je dansais avec eux, ils me protégeaient, me donnaient à manger et un peu d'argent . Elle allait devenir percussionniste, joueuse de guellal, l'instrument des femmes par exellence, puis une chanteuse à l'inspiration prolifique. Son nom lui vient d'une aventure aujourd'hui légendaire. Alors qu'elle est invitée à chanter pour la wa'da de Sidi Abed, il se met à pleuvoir. Elle entre prendre un café dans une cantina . Là, flattée d'être reconnue par une assemblée de Français, elle veut leur offrir une tournée. Ne connaissant pas leur langue, elle se met à fredonner une chanson qu'elle a retenue : Madame remettez un panaché . Ravie par son accent, l'assemblée lui fait une ovation : Remitti, la chanteuse Remitti ! Le nom lui plait, elle le garde

Remitti sut raconter la difficulté d'être femme en Algérie. Parmi les premières à évoquer les plaisirs de l'amour physique ("Nous nous sommes rapprochés sur la couche. Sur ce lit à deux places, nous y avons dormi à deux. Et quand il m'a gratté le dos je lui ai tout donné " (5)), elle connut la consécration nationale en 1950, grâce à "Charak, geta" , une chanson qui s'en prend au tabou de la virginité : "Lacère, déchire et Remitti raccomodera " (5). D'autres femmes, avec leurs paroles lestes, acerbes, donnèrent au raï sa caractéristique populaire, rebelle à toutes contraintes sociales. Cheika Oûda fit de Shab el baroud (Compagnons de la poudre) une ode aux maquisards à l'époque de la guerre pour l'indépendance de l'Algérie. Cheikha Djenia (la Diablesse) est encore l'une des grandes figures de ce raï traditionnel féminin noceur et déluré, dans lequelle ont puisé et puisent encore de nombreux cheb (jeunes).

L'avénement du pop-raï.

Dés les années '30-'40, les grands noms du style moderne oranais ('asri ) -- Belaoui El Houari, Ahmed Saber, Ahmed Wahbi --, influencés par la musique égyptienne, avaient introduit oud (luth), kamenja (violon) et derbouka (percussion de terre cuite) dans l'art rural bédoin, alors bien implanté en ville. Belkacem Bouteldja y intègre l'accordéon en 1950. Avec les années '60 et l'Indépendance, jazz, rock, musiques latino-américaines et yéyé déferlent sur le Maghreb. Dans les dancings et les clubs d'Oran la blanche, ville des plaisirs, de l'indolence et du libertinage, le trompettiste Messaoud Bellemou les joue toute la nuit. Mais sa musique préférée reste celle du terroir. Il a l'idée de remplacer la gasba du raï par la trompette. Peu de gens, à l'époque, s'intéressent à cette musique réservée aux parents, pour ne pas dire aux vieux. Il attendra donc le début des années '70 avant que son nouveau style ne commence à trouver un public. Le vrai succès arrive lorsqu'un éditeur propose à Bellemou d'enregistrer avec le chanteur Belkacem Bouteldja. S'ensuit une série de disques en 1974, qui marquent l'avènement du pop-raï.

La révolution des sons

Les jeunes voix d'Oran se sont succédées à "l'Ecole du Raï" que constitue l'Ensemble Bellemou, et parmi les plus belles, celles de Chaba Fadela et de Cheb Khaled. Elles ont la vigueur, l'impatience de cette nouvelle génération née dans l'euphorie des années '60. Elles sont hantées par les préoccupations de l'adolescence, fascinée par tous les attribus de la modernité. Elles vont porter tous les fantasmes de transgression des règles contraignantes imposées par une société maghrébine musulmane bien pensante : sexualité débridée avant et en dehors du mariage, abus d'alcool, vitesse en voiture, griseries en tous genres

La technologie va leur offrir les clés de la révolution musicale : la cassette audio, qui s'implante et se démocratise à une vitesse accélérée à la fin des années '70 ; le synthétiseur et la boîte à rythmes, qui entrent pour la première fois en 1980 dans l'accompagnement de Cheb Sahraoui, au studio des frères Rachid et Fethi Baba Ahmed à Tlemcen. C'est de ce studio huit pistes qu'en 1979 est sorti le premier brûlot de la nouvelle génération du raï, nymbé de guitares électriques et de batterie : Ana ma h'lali ennoum (Moi je n'apprécie plus le sommeil), par Chaba Fadela. Le ton est donné. La jeunesse, qui constitue près des trois quarts de la population algérienne, trouve enfin ses modèles et les producteurs une insoupçonnable source de profits.

Des fans et des héros

Le raï des cheb et des chaba qui déferle au début des année 80 est pour la société algérienne un choc comparable à l'explosion du rock en Europe. Mon père ne peut pas entendre un chanteur dire à une fille "Je t'aime ". C'est justement ce que font les cheb et c'est pourquoi il les trouve vulgaire , explique Rachid Baba Ahmed. A cause de cette mauvaise réputation, c'est en cachette des parents, les frères sans les s urs et les filles entre elles, qu'autour de leur radio-cassettes à piles les jeunes se mettent à onduler des hanches et des épaules lorsque Cheb Khaled entonne "Ya Hay Kabret " (Elle a grandi) : Ce n'est plus une petite fille / C'est une femme sensuelle / Elle veille tard et se shoote au scotch / Elle a grandi (5).

Héroïnes et héros du raï sont des enfants terribles. A quatorze ans, Fadela jouait le rôle d'une délinquante dans Djalti , un film pour la télévision. La même année 1976, Khaled avec ses deux ans de plus, racontait l'école buissonnière et comment il allait "mater" les filles, dans son premier 45 tours "Trig Lycée ". Quelques années plus tard, au début de sa gloire algérienne, il évoquera son passage en prison dans "Cima el Berda " (Ciment froid). On a beaucoup reproché aux cheb leur manque d'instruction, la pauvreté de leur musique, le bricolage improvisé de leurs paroles. Mais leur succès réside précisément dans cette capacité qu'ils ont de jouer avec la langue sans prétention des jeunes, traduisant leur appétence à vivre à travers tous les excès, même les plus douloureux.

Dans la première moitié des années '80, le raï s'impose rapidement à travers toute l'Algérie, jusqu'aux pays voisins, le Maroc en premier, et dans la diaspora maghrebine, majoritairement française. L'événement symbolique de sa première reconnaissance internationale est le festivals de raï de Bobigny (23 au 26 janvier 1986). Il sera suivi par un concert à La Villette conçu comme une sorte d'histoire vivante du raï avec Cheikha Remitti, Belkacem Bouteldja, Bellemou Messaoud et Cheb Khaled. Au festival de Bobigny on a vu les meilleurs de la jeune génération : Cheb Sahraoui et Chaba Fadela, Cheb Hamid, Raïna Raï, Cheb Mami et l'incontournable Cheb Khaled. Plus tard se feront connaître les Zahouani, Tati, Moumen, Kada, Kader, Benchenet, sans oublier l'explosive Chaba Zahouania. Epouse du célèbre Boualem, l'un des plus gros éditeurs du raï oranais avec sa maison Disco Maghreb, elle a enregistré en duo avec presque tous les cheb. Interprété avec Cheb Hasni en 1987, "Beraka " (qui dit : "Nous avons fait l'amour dans une baraque complètement niquée " (5)) fut la cible des intégristes. Jusqu'en 1992, les pochettes des cassettes de Zahouania présentaient des photos de mannequins (souvent des blondes aux yeux bleus) -- un subterfuge déjà employé par Cheikha Djenia -- et elle ne se produisait en concert qu'assez exceptionnellement.

Khaled n'a pas usurpé son titre de "Roi du Raï". Avec sa voix au timbre si particulier et au phrasé si souple, il est à cette musique ce que Elvis Presley fut au Rock'n'roll. Eternelle sourire, éternelle gentillesse masquant la sensibilité des timides, son apparent dilettantisme n'entame en rien la sympathie qu'il inspire. Malgré ses récents succès internationaux, il met un point d'honneur à rester individuellement accessible au public qui le porte. Son personnage de fêtard, de fou du volant, de grand buveur et d'amant délicat cadre étroitement avec son répertoire à la poésie tour à tour poignante, légère ou surréaliste.

Raï et pouvoirs

Au moment des émeutes d'Alger et de leur sévère répression en septembre 1988, de nombreux chroniqueurs cherchèrent dans le raï des messages politiques révolutionnaires. En vain. La puissance mobilisatrice de ce courant musical auprès d'une jeunesse de moins en moins contrôlable a cependant suscité bien des convoitises politiques.

Malgré les jugements à l'emporte-pièce de la presse officielle -- Le raï est un monde où l'on boit sur des paroles religieuses, où l'on danse sur des chants funèbres. On n'aime pas, on veut. On ne boit pas, on se saôule (6) -- le pouvoir algérien, débordé, déclare en 1985 le raï partie intégrante du patrimoine national . Un premier festival est organisé à Oran. Mais le gouvernement a beau lacher du leste, il n'a que son armée pour réagir au soulèvement des jeunes d'Alger. Etrange prémonition, c'est peu de temps avant, durant l'été 1988, que Khaled enregistre la seule chanson délibérément engagée de son répertoire, "El Harba Wine " (Fuir, mais où ?) : Où est passée la jeunesse ? / Où sont les gens courageux ? / Les gros se goinfrent, / Les pauvres triment, / Les charlatans islamistes / Montrent leur vrai visage. / Alors quelle solution ? (5). Les paroles sont de Mohamed Angar, la musique de Idir, le célèbre chanteur kabyle.

En 1989, le Front islamique du salut (FIS) s'empresse d'interdire toute manifestation raï dans les municipalités qu'il a gagnées. Oran est de celles-ci, un vrai coup dur selon Cheb Hasni, la star montante du raï-love : Nous étions tous sur liste noire, cheb ou chaba , expliquait-il lors du festival de raï d'Oran '92 (7). Avec le FIS, ni concert, ni festival. Oran mourrait. Aujourd'hui, il lui ont coupé le souffle, le FIS ne respire même plus. Les choses revivent. ( ) Ils (les barbus) viennent souvent chez moi : "Tu as une belle voix, pourquoi ne viendrais-tu pas nous faire le muezzin ? Les gens t'adorent, s'ils te voient prier, ils viendront prier, eux aussi." Ce ne sont pas les barbes sévères qui viennent, ce sont les jeunes modernes. Souvent, on connaît le mec - un voisin du quartier qui buvait avant de devenir "frère". Il rigole, parle de tout, n'a pas le discours ringard. Il sait parler . Cheb Tahar, l'un des chanteurs de la première vague des années '80, s'est fait récupérer pendant un temps. Il était saisonnier, avec une petit barbe Il l'a vite rasée. C'était à mourir de rire , se souvient Cheb Hasni.

Pour de nombreux chanteurs, les événements algériens des deux dernières années sont une menace. Ainsi Khaled déclarait-il récemment : Même si on me déroulait le tapis rouge, je n'irais pas en Algérie. On ne peut pas chanter pendant qu'il y a des gens qui meurent pour des raisons politiques. Je ne veux pas risquer ma vie. En ce moment, ils assassinent des médecins, des intellectuels, des journalistes, des universitaires. Ils veulent conduire le pays à la guerre civile. Il paraît que je suis sur la liste (8).

Une économie à deux vitesses

Les récents succès internationaux de Khaled (600 000 ventes de son album Khaled sorti chez Barclay début 1992) ne doivent pas masquer la réalité : la production raï reste, pour une bonne partie, très éloignée des critères du marché international. Il y a des producteurs qui fabriquent une cassette en une journée et qui la commercialisent le lendemain , explique Rachid Baba Ahmed. On comprend mieux la pauvre qualité du tout-venant de la production non seulement algérienne, mais aussi parisienne ou marseillaise

Dans cette économie parallèle, le producteur est roi. La règle du droit d'auteur étant sinon inconnue, du moins rarement respectée, tant au Maghreb que dans les milieux musicaux de la diaspora, l'artiste se voit généralement proposé un forfait global pour l'enregistrement d'une cassette, que le producteur peut alors exploiter à sa guise. Les faibles coûts de production, permettant de rentabiliser rapidement les produits, ont entraîné une inflation délirante du marché de la cassette raï. Les plus connus des cheb et des chaba en ont souvent enregistré près d'une centaine. Comprenant, avec le succès, l'avantage qu'ils auraient à bénéficier des revenus de droits d'auteurs, la plupart d'entre eux se sont installés en France, où ils sont à présent inscrits à la Sacem.

Incontestablement, le raï a suscité, depuis la fin des années '80, un vif intérêt de la part des médias français. Mais rares sont les artistes qui ont su trouver l'ouverture à travers les compagnies phonographiques multinationales. Cheb Mami, sur le label français Totem, est distribué par EMI. Le duo Fadela-Sahraoui a enregistré juste deux disques, en 1988 et 1989, sur le label anglais Mango/Island. Et Khaled est sous contrat avec Barclay depuis 1991. Les autres stars du raï ont encore beaucoup de difficultés à sortir du circuit parallèle spécialisé des musiques maghrebines. Ceux qui le font trouvent des relais dans de petits labels spécialisés en musiques du monde (Buda musique, Blue Silver, Celluloïd/Mélodie, Sono disc, Earthworks ), qui n'ont souvent d'autre moyen que de distribuer leurs productions sous licence. Quant à Khaled, le seul qui ait vraiment su tiré son épingle du jeu sur la scène internationale, certains grincheux prétendent que sa musique n'est plus tout à fait du raï


Notes :
(1) Longue flûte en roseau.
(2) Percussion cylindrique au fût long et étroit de terre cuite ou fait d'un tronc d'agave.
(3) La musique algérienne et la question raï par Bezza Mazouzi, La Revue Musicale n 418-419-420.
(4) Interview de Bouziane Daoudi, Libération : 17 février 1986.
(5) Traduction Rabah Mezouane.
(6) Algérie Actualité, 1986.
(7) Interview de Bouziane Daoudi, Libération : 25 septembre 1992.
(8) Interview de Bertrand Tessier, Télécâble : 13 septembre 1993.

Discographie sélective (CD) :
- Cheikha Remitti, Ghir el Baroud , Sono disc.
- Cheikha Djenia, La diva du raï , La voix du Maghreb/Buda musique.
- Bellemou Messaoud, Le Père du raï , World circuit.
- Chaba Fadela, You are mine , Mango/Island.
- Cheb Sahraoui & Chaba Fadela, Raï in New York , La voix du Maghreb/Buda musique.
- Cheb Khaled, Cheb Khaled , Celluloïd/Mélodie ; Le meilleur de Cheb Khaled , Blue silver ; Khaled , Barclay ; N'ssi N'ssi , Barclay.
- Chaba Zahouania, La princesse du raï , Dom distribution.
- Cheb Mami, Le prince du raï , Michel Levy production/Sono disc ; Let me raï , Totem records/EMI.
- Cheb Hasni, Raï love , La voix du Maghreb/Buda musique.
Compilations :
- Raï rebels Volumes 1 &2, Earthworks.
- Planète raï, le meilleur du raï , Cent pour cent/Carrère.
- Le monde du raï , Buda records.
François Bensignor, sept. 93