Africa Panorama

PANORAMA DES MUSIQUES AFRICAINES EN FRANCE

par François Bensignor

 

Article paru dans la revue Hommes et Migrations [Numero 1191 (Oct 95)].

 

Dans les années 80 est apparue comme un slogan la notion de "Paris capitale des musiques du monde". S'il y a quelque chose d'exagéré dans cette formulation, force est de reconnaître que de nombreux artistes venus d'Afrique francophone ont été les artisans d'un son nouveau, d'une esthétique contemporaine de la musique noire, ouverte aux métissages, même si ancrée dans des traditions musicales ancestrales. Les efforts et l'addition des talents de musiciens, de professionnels de la musique et des médias ou encore d'institutions ont permis à la création africaine d'occuper une place de choix sur les marchés internationaux. Comment ce mouvement s'est construit. Qui en ont été les principaux acteurs. Quelles en sont les grandes lignes et les perspectives. C'est ce que ce dossier voudrait mettre en valeur.

RÉVEIL DIFFICILE

Si l'on remonte aux années 50-60, il est clair que les musiques africaines sont quasiment inconnues du grand public français. L'exotisme colonial a sans doute exhibé quelques artistes noirs à titre de curiosité, mais les circuits français s'intéressent essentiellement à des spectacles de ballets. Celui de Keïta Fodeba est le premier à faire une tournée en Europe à la fin des années 50. Pour le reste, la barrière élevée par la culture coloniale entre les mondes prétendus "civilisé" et "sauvage" est encore fortement résistante.

Francis Bebey, écrivain, poète, musicien d'origine camerounaise, en témoigne : "Pendant la période coloniale, on m'avait appris à ignorer, et même à détester ces musiques qu'on appelait alors <<rythmes primitifs>> et qui, m'assurait-on, n'avaient <<rien à voir avec la vraie musique>>. C'était le temps où, dans les écoles, dans les églises des missions évangéliques, on nous faisait comprendre que pour devenir des hommes instruits et civilisés, nous ne devions nous intéresser qu'à une seule musique, celle qui venait d'Europe."

En faisant des musiques de village un objet d'études, les ethnologues contribueront bientôt à réhabiliter la science musicale des populations africaines. Mais c'est sans doute plus à travers l'attention portée aux mouvements d'émancipation des Noirs américains que s'éveille progressivement l'intérêt des Européens pour la création musicale populaire contemporaine d'Afrique.

À cette époque -- c'est un lieu commun -- tout ce qui vient d'Amérique fascine : jazz, rhythm & blues, soul... Or dès la fin dès années 50, la musique sud-africaine a trouvé des relais parmi la communauté noire militante des États Unis et notamment auprès de vedettes comme Harry Belafonte. Des airs, des rythmes circulent. La coutume du moment veut que l'on adapte pour le public français les chansons américaines. Certains artistes fous de jazz opèrent ainsi une sorte de recyclage intelligent. Gainsbourg, en 1964, emprunte des rythmes africains pour son album Gainsbourg Percussions. Henri Salvador, amateur de clichés et de belles mélodies, donne sa version d'un air d'Afrique du Sud, <<Le Lion est mort ce soir>>. Nougaro chante déjà <<L'amour sorcier>> en 1965, avant de faire éclater, huit ans plus tard sur la scène du Théâtre de la Ville, les percussions de l'ivoirien Youla Fodé au rythme de sa <<Locomotive d'Or>>.

Pendant ce temps, Manu Dibango, hanté par ses héros, Armstrong, Basie, Miles Davis, Parker, Coltrane, se demande avec son ami et compatriote Francis Bebey comment inventer une musique où l'Afrique retrouverait l'Occident. Dibango vit comme écartelé entre deux mondes qui ne se connaissent pas. Depuis la fin de l'année 1956, il évolue dans le tourbillon de la musique congolaise à Bruxelles. Avec ses deux célèbres clubs, Le Tabou et les Anges Noirs, la capitale belge est le haut lieu où séjournent et se produisent les vedettes du futur Zaïre. L'une d'elle, Joseph Kabasélé, va faire danser toute l'Afrique rendue aux Africains avec <<Indépendance Cha-Cha>>. À Bruxelles, il prend le jeune Camerounais sous sa coupe et l'intègre à son orchestre, L'African Jazz, dans lequel d'autres vedettes comme Tabu Ley Rochereau ont fait leurs premières armes. Étrangement, alors que la musique congo-zaïroise produit des merveilles pour l'Afrique et toutes ses diasporas, générant une véritable économie, elle ne sort pas d'un circuit spécifique, totalement séparé de celui des variétés occidentales.

De retour à Paris, le constat est amer pour Manu : "Chanter africain est alors une mission impossible. Les Africains que j'embauche s'y refusent obstinément. Ils veulent se faire passer pour des Américains et ne chanter qu'en anglais. Têtu, je glisse dans le répertoire <<Wana di Lambo>>, un de mes premiers morceaux interprétés en douala. Il fait partie des disques que nous enregistrons alors pour le rayon export de Phonogram", écrit-il sur son travail personnel de 1965 (1). L'année suivante, et pour trois ans, il devient l'accompagnateur fétiche de Nino Ferrer, dont l'un des succès clame : <<Je voudrais être un Noir>>...

Les grands mouvements sociaux de la fin des années 60 auront une influence décisive sur l'état d'esprit qui prévaut dans les relations culturelles Nord-Sud. L'Afrique d'après les indépendances s'est inventé des orchestres modernes avec des instruments occidentaux, des bals populaires et de nouvelles musiques teintées de sons pop-rock et latino-américains. Mais aux États Unis, les activistes noirs font un retour délibéré à la pensée et à l'action sauvages. Le jazz devient free-jazz. Les mouvements africanistes dessinent une autre Afrique, creuset de toutes racines, espace mythique qui attend le retour des peuples déplacés.

Lorsqu'en août 1969 il débarque avec son orchestre à Los Angeles, Fela tombe des nues. Son éducation dans une famille aisée d'intellectuels nigérians, puis à l'université de Londres ne l'a nullement préparé à ce qu'il découvre auprès de Sandra Smith, jeune et jolie militante du partie des Panthères Noires. "C'est elle qui m'a ouvert les yeux. Je le jure, man ! C'est elle qui m'a parlé de... l'Afrique. Pour la première fois, j'entendais des choses que je n'avais jamais entendues auparavant à propos de l'Afrique ! Sandra était en quelque sorte mon conseiller. Elle me parlait de politique et de l'histoire des peuples noirs. Elle m'a appris ce qu'elle savait, ce qui m'a permis de démarrer." (2) À la lecture de l'autobiographie de Malcolm X, Fela a une révélation : la musique qu'il a joué jusque là n'a rien d'africain. Il se met donc à travailler furieusement pour changer cela. C'est ainsi qu'il construit progressivement son fameux afro-beat, un style qui va révolutionner la création musicale en Afrique.

SOUL MAKOSSA

Tout au long des années 70, en Europe, des musiciens africains travaillent à construire des styles, des identités musicales nouvelles. Le processus s'opère en petits comités, de manière souterraine. Avant que les oeuvres n'acquièrent un droit de cité sur la scène internationale, il leur faut vaincre l'inertie de décideurs du show business, dont bien souvent la morgue n'a d'égal que le manque de curiosité. C'est ce qu'illustre parfaitement l'histoire du premier tube africain, <<Soul Makossa>>.

Manu Dibango le compose au Cameroun en 1971. En vue de la huitième Coupe des Tropiques prévue à Yaoundé en 1972, le ministre des Sports a accepté de lui financer l'enregistrement d'un hymne à la gloire de l'équipe de football nationale. Muni d'un million de francs CFA, Manu fait son 45 tours : l'hymne en face A et en face B <<Soul Makossa>>. L'équipe du Cameroun battue, le disque est enterré.

À l'automne 1972, sur le nouvel album enregistré pour la section Afrique des productions Decca, reparaît <<Soul Makossa>>. Parallèlement, le 45 tours de la Coupe est parti aux États Unis dans les bagages de producteurs-"activistes" noirs américains. Ils vont en faire un tube outre-Atlantique. "Les commandes américaines chez Decca gonflent en une dizaine de jours : cinq mille exemplaires, bientôt trente mille. Cela devrait éveiller la curiosité de la direction. Même pas. Un Africain de Douala ne peut pas faire un tube international. Le paternalisme vit encore de beaux restes", écrit Manu (3). Pourtant, l'engouement est tel aux États Unis qu'il va débouché sur un contrat avec le prestigieux label new yorkais Atlantic, deux années de succès sur les scènes américaines et des ventes de disques s'élevant à deux millions d'exemplaires.

L'histoire de <<Soul Makossa>> ne serait pas complète si l'on n'en retraçait la plus récente aventure. Dans son album de 1982, Thriller, qui fera de lui un phénomène planétaire avec plus de 40 millions d'exemplaires vendus en cinq ans, Michael Jackson reprend, sur le titre d'ouverture <<Wanna Be Starting Something>>, le célèbre refrain "Ma ma ma, Ma ma sa, Ma ma makossa", sans en demander l'autorisation à son auteur. Manu Dibango intentera un procès et ses avocats obtiendront gain de cause après plusieurs années de tractations. L'affaire se réglera à l'amiable, moyennant une somme sans doute rondelette, sur laquelle Manu saura rester discret.

FLEUR DE LA MARGE

Au milieu des années 70, alors que s'essouffle la créativité pop-rock, que la disco ternit l'étoile des musiques noires américaines, dans les laboratoires de la marge, on est en quête de sons nouveaux, plus authentiques. Conduit par son prophète Bob Marley, le reggae prend le relais de la soul engagée des années 60 vis à vis de tous ceux pour qui la musique, si elle doit faire danser, doit aussi aider à réfléchir et à lutter contre l'oppression. À Londres, émigrés jamaïcains, ghanéens et nigérians font se côtoyer ska, highlife, tambours juju et afro-beat. Osibisa, groupe constitué essentiellement de Ghanéens, invente un style percutant, mélange de highlife et de rock. Ils seront les premiers Africains à s'imposer sur les grandes scènes pop-rock européennes.

À Paris, la réputation de West African Cosmos (WAC) grandit dans les milieux avisés. Emmené par le chanteur percussionniste Umbañ U Kset et le guitariste Wazis Diop, ce groupe concocte une sorte d'afro-jazz-rock original. Son unique album sort en 1976 chez CBS, dans la collection Marginal "créée pour faire connaître différents courants de musiques et de chansons situés <<en marge>> d'une expression traditionnelle". Cette formation verra passer quelques futurs piliers du son africain de Paris. Wazis Diop, qui empruntera un itinéraire très personnel. Yebga, le saxophoniste, que l'on retrouvera plus tard auprès de Ray Lema. Alain "Loy" Ehrlich aux claviers, qui jouera un rôle non négligeable dans l'aventure Touré Kunda. Ismaël Touré, lui-même, fondateur de Touré Kunda, qui a participé au WAC après son arrivée en France en 1975.

Dès 1974 s'installent à Paris les premier magasins spécialisés en musiques africaines, comme Afric Music (4). Quatre ans plus tard, Mamadou Konté crée le premier événement scénique qui leur soit consacré. Débarqué en France en 1965, venu de Dakar, ce Malien naturalisé Sénégalais a commencé son parcours français comme émigrés "de base". Il a passé dix ans comme ouvrier, débutant balayeur dans une usine métallurgique. En 68, il se politise, se syndique à la CGT. Arrivé illettré, il apprend à lire et à écrire auprès de ses amis militants. Au début des années 70, il fonde successivement l'Organisation politique révolution Afrique, puis une fédération de locataires immigrés de la région parisienne. C'est à travers cette dernière qu'il aborde le monde de la musique.

"En 1976, François Béranger donnait une série de concerts au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis. À la fin, je l'ai rencontré. Il acceptait de donner un gala de soutien à notre fédération ; il a même payé les affiches. En juillet 1976, j'ai organisé mon premier concert avec lui, Pierre Akendengué; et le Ballet Lemba à l'affiche. En 1978, deuxième concert avec Béranger encore, et au fur et à mesure d'autres artistes venaient jouer pour rien, comme Bernard Lavilliers, Claude Nougaro, Au Bonheur des Dames, Djamel Allam...", dit Mamadou Konté à Bouziane Daoudi (5). En 1979, François Béranger immortalisera sa rencontre avec le fondateur d'Africa Fête à travers sa chanson <<Mamadou m'a Dit>>, son deuxième tube radio, dix ans après <<Tranche de Vie>>, le premier.

Les années 80 feront d'Africa Fête un rendez-vous incontournable, où médias, professionnels et grand public découvriront toutes les grandes vedettes africaines contemporaines. L'événement essaimera en Amérique et en Afrique. Toujours sur la brêche de l'action culturelle et des rencontres musicales, Mamadou Konté, après avoir été, entre autres, le manager de Salif Keïta, a fondé à Dakar le Centre d'Action Culturelle Tringa et poursuit ses efforts pour mettre en place un réseau d'échanges culturels interafricains.

Parmi les pionniers, Pierre Akendengué; a connu un parcours assez atypique. Étudiant en France depuis 1964, il s'illustre au Petit Conservatoire de Mireille, où il est entré en 1967. Sept ans plus tard, avec l'équipe des productions Saravah -- fondées par Pierre Barouh grâce au succès de la musique qu'il a écrite pour Un homme et une femme, le film de Claude Lelouch -- l'auteur-compositeur-interprète gabonais va se forger en France une image de doux poète-chanteur, militant de l'unité africaine. Il n'en recherche pas moins, à travers orchestrations et arrangements pour ses compositions destinées au marché africain, un son capable d'évoquer à la fois les cultures africaine et française, qui selon lui "se superposent mais ne s'assimilent pas".

L'album Mando figure l'aboutissement très convaincant de ce travail. Il a bénéficié de tous les moyens des productions CBS et de la sensibilité du compositeur Hugues de Courson, alors son directeur artistique. Sortie en 1983, quatre ans avant Soro de Salif Keïta, Mando contient tous les ingrédients qui subjugueront le public de Salif. Pourtant, trop visionnaire ou mal commercialisé par la multinationale, ce disque passera relativement inaperçu. Dix ans plus tard, rentré au Gabon, Akendengué retrouve De Courson pour l'aventure musicale insolite de Lambarena. Il s'agit d'unir, dans l'harmonie et le respect mutuel, les musiques sacrées de Jean-Sébastien Bach et celles de la forêt gabonaise. Cette oeuvre de commande, à laquelle ont contribué cent cinquante musiciens gabonais et français, est une réussite magistrale, réalisée tout en finesse.

LES AVANT-GARDES

En précurseur, Manu Dibango avait lancé Afro-music, premier magazine spécialisé, qui se voulait "le lien, le ciment entre le vaste gisement musical de l'Afrique et tous les courants de la scène mondiale." C'était encore trop tôt : la publication s'arrêtera en octobre 1978, après vingt deux mois d'existence. Son rédacteur en chef, Jean-Jacques Dufayet, n'en démarrera pas moins, l'année suivante, une chronique régulière intitulée "Afriques" dans Rock & Folk, alors la bible des amateurs de musiques qui bougent. Il y évoque finalement assez peu la création africaine, encore trop mal connue du public. Mais une grande place est faite aux musiques des Caraïbes, comme la salsa et surtout le reggae, dont la percée internationale s'amplifie à partir de Londres, plaque tournante des modes musicales européennes. Responsable des programmes musicaux de Radio France Internationale (RFI) dans les années 80, Dufayet y dirige aujourd'hui le service des productions internationales.

L'atmosphère qui entoure l'alternance politique de 1981 va s'avérer fortement stimulante pour le déclenchement de la vogue des musiques africaines en France. Ouverture et altruisme sont de mise. Dans ses pages culturelles, le quotidien Libération offre une place non négligeable aux expressions musicales métissées. Philippe Conrath et Rémy Kolpa-Kopoul, bientôt épaulés par Achille Ngoye, couvrent avec passion l'information dans ce secteur. La nouvelle formule d'Actuel, lancée par Jean-François Bizot, n'est pas en reste, notamment avec les articles de Jean-Jacques Mandel. Le magazine branché donnera naissance à Radio Nova, où l'exquise Bintou est toujours à l'affût des nouveaux talents. Bernard Loupias signe d'excellents papiers dans Le Matin de Paris. Quelques journalistes indépendants épousent la cause des musiques africaines d'une manière quasi-militante : Frank Tenaille, l'auteur de cet article et bientôt Hélène Lee, alors grande spécialiste du reggae jamaïcain. Plus tard, Patrick Labesse, Luigi Elongi et quelques autres apporteront leurs propres sensibilités. RFI ne manque pas de découvreurs passionnés : le regretté Gilles Obringer et sa productrice, Michèle "La Gazelle" Lahana, Sylvie Coma, longtemps chargée du concours Découvertes, dirigé par Françoise Ligier... Du côté des radios libres s'ouvrent aussi des espaces de diffusion. Nago Seck, coauteur avec Sylvie Clerfeuille du guide Bordas Les musiciens du beat africain, anime notamment des émissions spécialisées sur Radio Tomate, Gilda, Fréquence Libre...

En mars 1981, pour son premier passage en France, Fela focalise l'attention de tous. Sa musique enivrante, sa réputation sulfureuse, son aura d'opposant politique en conflit ouvert avec le gouvernement de son pays, qui tente de le museler à coup d'interventions policières musclées et de d'emprisonnements, sont autant d'éléments qui créent l'événement. Neuf mille personnes affluent à son concert sous le chapiteau de l'Hippodrome de Pantin. Atmosphère lourde, rythmiques implacables, saxos en éclats et ce jeu inédit des danseuses-choristes que Fela a épousées toutes ensemble -- vingt sept à la fois -- en février 1978, en partie pour éviter les tracasseries judiciaires que voulaient leur faire subir les autorités nigérianes...

Sa venue a été orchestrée par une équipe de jeunes Français passionnés d'Afrique, réunie autour des frères Meppiel. Ils agissent en dehors du showbiz établi. Au Nigeria, les deux frères ont travaillé comme plongeurs sous-marin sur des plates-formes de pétrole offshore. C'est ainsi qu'ils ont connu Fela dans son club, le Shrine, à Lagos. Sa personnalité, sa musique les ont fasciné, comme un autre Français, Francis Kertekian. Lui a été appelé à Lagos pour coordonner le déblocage du port, totalement engorgé. Avec un système de navettes de barges, il doit faire décharger les cargos, obligés de rester au mouillage dans la rade. Martin Meppiel deviendra le manager des tournées de Fela en Europe. Sur l'argument d'un film tourné avec son frère, le groupe Ghetto Blaster est créé à Lagos, réunissant des musiciens français et nigérians. Il poursuivra en France une carrière cahotique. Willy N'For, son leader artistique, va devenir le bassiste attitré de Mory Kanté lors de sa période la plus faste. Aujourd'hui, après un bel album solo, il a rejoint l'équipe de Manu Dibango. Quant à Francis Kertekian, promu éditeur de Fela, il monte d'abord un petit bureau boulevard du Montparnasse, où il installe sa structure, Yaba Music, qui assurera bientôt le management et la production de Fela.

Les petits bureaux de Yaba et ceux d'Africa Fête -- d'abord un espace prêté par les production de L'Escargot, puis un petit magasin rue Germain-Pilon à Pigalle -- jouent le rôle de creuset des musiques africaines. La carrière internationale de Mory Kanté est née dans le premier, celle de Salif Keïta dans le second. Martin Meissonnier, producteur des deux premières tournées de Fela, puis directeur artistique du roi de la juju music nigériane, King Sunny Adé, a eu le premier pour port d'attache lors de ses pérégrinations entre Lagos, Londres et New York. Yaba a fait sa devise de la phrase de Fela "La musique est l'arme du futur". Et Francis Kertekian deviendra directeur de la maison de disques Just'in que rachètera la Fnac. Son associé, Pascal Imbert, s'occupe aujourd'hui des tournées américaines d'Africa Fête en collaboration avec Jean Karakos, directeur de Celluloïd USA. Quant à Martin Meissonnier, après avoir été le producteur artistique d'un certain nombre de stars, comme Ray Léma, Manu Dibango, Papa Wemba ou Amina, sa compagne, il a réussi l'exploit de faire exister durant plusieurs années la seule émission régulière sur les musiques du monde à la télévision française, Mégamix.

L'EXPLOSION TOURÉ KUNDA

Le catalyseur du courant qui se prépare en coulisses depuis des années, le défricheur artistique de la scène française, c'est Touré Kunda. À la fin des années 70, il ne s'agit encore que d'une affaire de foyers pour émigrés, de galères temporaires, de tâtonnements esthétiques. En 1985-86, le phénomène est à son apogée : disques d'or, concerts devant cinq, dix, quinze voire trente mille personnes ; tapis rouge dans les médias, TF1 en tête ; réceptions officielles en France du ministre Jack Lang, au Sénégal du président Abdou Diouf... L'ambition qui a poussé Ismaël à s'établir à Paris est comblée au-delà de ses espérances.

C'est en 1977 qu'il a demandé à son demi-frère Sixu de le rejoindre. Ils bâclent un premier disque en 1979 sous le nom de Ismaël do Sixu. Un second, Em'ma Africa, est enregistré l'année suivante. Les bases rythmique sont faites à Londres, dans le style reggae jamaïcain, par une partie des membres de Matumbi, groupe africain réputé à l'époque. Les arrangements sont élaborés à Paris par le guitariste Jean-Claude Bonaventure et le bassiste Chico Dru, qui forment avec les frères, puis le batteur Michel Abissihra, le noyau de base du groupe Touré Kunda.

Peu après la sortie du second album, Amadou Touré, l'aîné qui a initié à la musique Ismaël et Sixu, quitte l'orchestre national de Mauritanie pour les rejoindre. Leur formation se taille une solide réputation dans les clubs. Mais, le 25 janvier 1983, lors d'un nouvel engagement à la Chapelle des Lombards à Paris, Amadou meurt, victime d'une crise cardiaque. Le choc est terrible pour le groupe. Pourtant sa détermination à réussir s'en trouvera renforcée. L'arrivée du jeune frère Ousmane, lui aussi ex-membre de l'orchestre national mauritanien, coïncide avec une direction très "à l'américaine" donnée au nouveau show.

Le succès de Touré Kunda n'aurait pas été possible sans l'accompagnement professionnel qui a permis de construire la carrière du groupe. Ses six premiers albums sont produits par Celluloïd, petit label dirigé en France par Gilbert Castro, dont la maison de distribution, Mélodie, affiche aujourd'hui l'un des plus importants catalogues de musiques africaines, tous pays et tous genres confondus.

Autre artisan indispensable du succès de l'expérience, Olivier Hollard, qui devient manager du groupe à l'été 1982. Convaincu que Touré Kunda est de l'étoffe des stars, il prend le risque d'investir dans un matériel de scène professionnel coûteux. La société Touré Kunda est fondée pour éditer les oeuvres et produire les concerts. Autre prise de risques radicale et décisive de Hollard : "Au lieu de produire un album par an et d'attendre que le premier soit vendu pour en faire un autre, on a commencé par en produire trois d'affilée, dans trois styles différents, sur une période de quatorze mois : Amadou Tilo, qui devait s'installer dans les bacs pop-rock. Casamance au Clair de Lune, pour satisfaire l'esprit puriste des amateurs de musique traditionnelle. Et le double Live Paris-Ziguichor, qui entérinait les succès scéniques et la reconnaissance du public africain." Sans ce pari extrême et volontariste, la carrière de Touré Kunda n'aurait sans doute jamais atteint le niveau de succès international (Europe, États Unis, Japon) auquel elle est parvenue dans la seconde moitié des années 80.

Défections successives du manager et des musiciens, dissensions entre les frères, il semble que les membres de la famille Éléphant aient payé cher la rançon d'une gloire qu'ils n'auraient jamais imaginé si soudaine et si fastueuse. Restent de chouettes souvenirs avec leur lot de rêves brisés.

UNE CHAÎNE DE SOLIDARITÉS

La brèche ouverte par Touré Kunda constitue un véritable appel d'air pour des dizaines d'artistes africains, qui voient enfin se dessiner pour leur musique une ébauche de marché hors des circuits communautaires particulièrement étroits et désargentés. Parmi les habitués des petits concerts et des clubs, citons Apartheid Not, tenant du reggae à l'africaine, M'Bamina qui joue une sorte de rumba-pop-rock, ou Xalam avec son afro-jazz sur percussions sénégalaises. Tous sont les artisans sincères du "métissage musicale", concept phare des années 80. Bien épaulé par Mamadou Konté, Xalam est également l'exemple d'une chaîne unie de solidarités à l'africaine.

Parti de Dakar en quête de nouveaux publics, le jeune groupe avait pu se monter grâce au premier Xalam, l'orchestre des aînés musiciens professionnels. Ces derniers ont fourni matériel et bénédictions aux jeunes qui les admiraient. En France, le Xalam deuxième du nom vit en communauté. Tous ses gains sont partagés équitablement entre ses membres. Une véritable démocratie préside à chaque prise de décision importante pour sa carrière. Bien que particulièrement forte, la personnalité du leader, Prosper Niang -- un être irrésistiblement attrayant, intelligent et sympathique -- n'a jamais occulté l'identité du groupe. Sa mort prématurée en 1988 conduit le jeune Abdul Paris Niane a rebaptiser Héritage Productions le Fan's Club Xalam qu'il a monté un an plus tôt à Dakar. Grâce à son travail suivi de soutien et d'aide à la diffusion des nouveaux talents de la scène sénégalaise, Héritage Productions obtient de devenir en 1994 l'antenne dakaroise de Réseau Printemps. La structure est chargée d'organiser chaque année un concours national de sélection, afin d'élire un jeune groupe qui représentera le Sénégal au Printemps de Bourges. Au-delà des modes et des individus, l'histoire de Xalam s'inscrit ainsi dans une continuité au service de la promotion de la jeune scène sénégalaise.

L'émergence des musiques africaines en France est également soutenue par un ensemble d'intervenants venus d'horizons multiples : créateurs, intellectuels, médias, politiques... C'est ce qui va permettre à ce courant culturel de se muer en un mouvement de société. Le créateur de mode Paco Rabane est l'un de ceux qui ont donné aux artistes africains de Paris la possibilité de travailler. Acquéreur d'une ancienne fabrique de montgolfière, boulevard de la Villette, il fait aménager le magnifique espace en studios de répétition pour musiciens, troupes de danse et de théâtre, issus de la communauté noire. Parallèlement, il monte un label de disques, sur lequel enregistrent surtout des artistes zaïrois, parmi lesquels le groupe M'Bamina. "J'aimerais donner une première chance et c'est pourquoi je refuse de produire des gens consacrés," explique-t-il. De fait, si la carrière de M'Bamina est assez courte, sa section rythmique, Toroma Sika à la basse et Boffi Banengola à la batterie, sera l'une des plus demandée en studio et fera les beaux jours des concerts de Ray Léma et de Papa Wemba.

Autre personnage indirectement lié à la haute couture, Jean-Philippe Rykiel, fils de Sonia, est l'un de ceux qui ont fait évoluer les musiques africaines en les enrichissant des technologies de pointe, dans le respect de leurs racines fondatrices. Jeune virtuose des claviers, il est tombé amoureux des rythmes africains, de la richesse de leurs balancements, de leurs syncopes, de leurs résolutions. Dès la seconde moitié des années 70, il a régulièrement accueilli dans son studio de travail à Saint-Germain des Pré les musiciens les plus créatifs. C'est ainsi que son oreille, d'autant plus subtile que lui manque la vue, s'est formée aux secrets de la tradition orale des sons jusque dans sa délicate alchimie. Jean-Philippe est invité à participer à de nombreux concerts. Il s'intègre au groupe Xalam entre 1986 et 1988. En 1987, il est avec François Bréant l'un des deux géniaux arrangeurs de Soro, le chef-d'oeuvre de Salif Keïta. En 1991-92, il réalise à Dakar l'album Eyes Open de Youssou N'Dour, avec qui il reste lié. En 1994-95, il travaille sur celui de Papa Wemba, Émotion.

LES ANNÉES BÉNIES DE L'AFRIQUE À PARIS

Entre 1984 et 1988, l'effervescence autour des musiques africaines va être portée à son comble. Tout semble vouloir y contribuer. Les lieux où l'on peut danser sur les rythmes torrides du mbalax sénégalais, du soukous zaïrois, du makossa camerounais, de l'afro-beat ou de la juju nigérians se multiplient : le Phil'One à la Défense, programmé par Thierry Nossin ; le Rex, où Actuel organise ses nuits blacks ; le New Morning, toujours un des hauts lieux de la scène africaine à Paris ; le Farafina, restaurant concert que continue d'animer le couple mixte Kim et Sékou, etc. Les amateurs d'ambiances chaleureuses sur ondulations tropicales s'y retrouvent, toutes nationalités confondues. Les majestueux boubous de fête côtoient les jeans à tout faire et les looks branchés. Mélange est le maître mot.

Du côté des banlieues françaises, le mouvement des jeunes de la deuxième génération issue de l'émigration prend de l'ampleur. Égalité, justice et solidarité sont les valeurs montantes. En novembre 1984, à Londres, Bob Geldof, leader de l'assez obscur groupe rock The Boomtown Rats, réunit toutes les bonnes volontés de la scène pop anglaise pour enregistrer <<Do they Know it's Christmas>>, une chanson en faveur des populations d'Éthiopie décimées par la famine. Un mois plus tard, Manu Dibango, qui vient de participer en Hollande à un concert pour la même cause, lance l'opération Tam Tam pour l'Éthiopie. Martin Meissonnier, Philippe Conrath et Rémy Kolpa Kopoul lui apportent un concours actif. Ils sont rejoints par Philippe Constantin. Personnage notoire du rockbiz français, cet ancien journaliste de Rock & Folk est déjà connu, à ce moment de sa carrière, comme l'un des principaux artisans des succès de Jacques Higelin, puis des groupes Téléphone, Starshooter et Marquis de Sade. C'est lui qui amènera Mory Kanté au sommet de sa renommée mondiale avec <<Yéké Yéké>>. Pour le moment, il obtient que l'enregistrement de Tam Tam pour l'Éthiopie soit publié par la maison de disques Phonogram-Philips.

Le générique de la pochette rassemble la crème des musiciens africains de Paris : ceux de Touré Kunda, King Sunny Adé, M'Bamina et Ghetto Blaster, ainsi que des Ambassadeurs du Mali, Bobongo Stars du Zaïre, Malopoets d'Afrique du Sud ; le zaïrois Souzy Kasseya, célèbre guitariste et arrangeur, auteur du hit <<Le Téléphone sonne>> ; Ray Léma, Mory Kanté et Salif Keïta, récemment débarqués en France ; ainsi que Zao, Bovick, M'Pongo Love, André-Marie Tala, Pamelo, Tony Allen, Brice Wouassi... sans oublier toute l'équipe de Manu Dibango, dont Florence Titty, Elolongue Sissi et Georgia Dibango. Seul manque Alpha Blondy, dont le premier tube <<Brigadier Sabari>>, sorti en 1983, démarre en Europe après avoir conquis l'Afrique. Manu raconte : "Alpha Blondy entre dans la danse. Chez moi, dans le vingtième arrondissement, nous cherchons, au piano et au synthé, une trame mélodique que l'on soumettra aux artistes. Les droits d'auteur iront à Médecins sans frontières. Au cours de notre conversation, j'évoque le nom de Salif Keïta. Fureur d'Alpha : <<C'est lui ou moi ; s'il vient je me retire.>> Je lui rétorque : <<Laisse ton ego à la porte ! >> Alpha claque la porte. J'ignorais qu'entre Salif et lui pesait une haine née à la suite d'une rivalité amoureuse." (6)

Tam Tam pour l'Éthiopie n'aura sans doute pas le retentissement de la monstrueuse opération Live Aid initiée en 1985 par Bob Geldof, qui se déroulera sur l'air de "We are the world", repris en choeur par toute l'humanité bien nourrie. Ce sera néanmoins la seule initiative sérieuse entreprise par des artistes africains pour venir en aide à des "frères" dans le besoin. Elle sera suivie en 1985 de l'opération Jéricho pour réclamer la libération de Fela, de nouveau emprisonné dans son pays.

Le groupe Jéricho veut "faire trembler les murs de cette prison" avec une série de concerts en Europe. Il s'agit d'une super-formation absolument inédite, qui réunit le zaïrois Ray Léma, le guinéen Mory Kanté, le sénégalais Prosper Niang, le camerounais Willy N'For, le zaïrois Boffi Banengola. Jack Lang soutient l'initiative, au même titre que la méga-fête de SOS Racisme, où se retrouvent plusieurs dizaine de milliers de personnes, le 15 juin 1985, place de la Concorde. Seul groupe africain au programme, Jericho y donne son premier concert. Chacun des membres du groupe participera avec sa formation à l'un des futurs grands concerts organisés par SOS Racisme. TF1 couvre le premier événement. Grand ami de l'Afrique, son PDG Hervé Bourges restera très attentif à ce nouveau courant musical.

UNE MOISSON D'ÉTOILES

Toutes les conditions, tous les acteurs requis pour donner aux musiques africaines une ampleur planétaire sont réunis en France en ce milieu des années 80. Devant le public ébahi du festival Musiques Métisses d'Angoulême, Christian Mousset présente des groupes dont on n'osait même pas rêvé : le Super Biton de Ségou, les Amazones de Guinée, Zani Diabaté et le Super Diata Band, le Bembeya Jazz... Mousset va lui-même les chercher au coeur de l'Afrique. Après le phénomène Johnny Clegg, littéralement porté par le public français, c'est à Angoulême que démarrera la rédemption artistique des fabuleux Mahlathini et Mahotella Queens de Soweto. Ils feront partie des soixante musiciens sud-africains de la tournée Franchement Zulu en 1989, orchestrée par Mousset, François Paul-Pont et François Post, valeureux communicateur de Celluloïd/Mélodie. Les agences de tournées spécialisées entrent dans la danse : Run Production, emmené par Yorrick Benoist à Poitiers ; l'agence Olivier Jouan à Saint-Ouen, dans laquelle Corinne Serres entame le travail formidable qu'elle poursuit aujourd'hui avec Mad Minute Music ; La Générale Spectacle de Dominique Misslin... Le grand public n'a bientôt plus que l'embarras du choix pour élire ses vedettes. Il en est cinq qui reçoivent ses faveurs méritées.

Alpha Blondy est arrivé à Paris après un an de succès fulgurants d'abord en Côte d'Ivoire, puis dans toute l'Afrique de l'Ouest. À travers un reggae très personnel, il incarne cette jeune génération urbaine, qui n'a quasiment pas connu la colonisation. Elle est fascinée par tout ce qui vient de l'Occident, notamment de France et d'Amérique, s'oppose aux parents dans un refus de se soumettre aux règles de la culture traditionnelle. Alpha a connu New York, les ghettos, la folie, la zone... Doux rasta, plutôt "cool" en général, ses humeurs peuvent virer au noir d'encre. Mais sa musique est bonne, suffisamment universelle pour faire danser toute la génération métisse des banlieues d'Afrique, d'Europe, d'Amérique et d'ailleurs. Hélène Lee, puis La Gazelle accompagneront le chanteur dans son inexorable progression internationale. Au bout de quelques temps, il construira sa base à Abidjan, gardant seulement un relais à Paris.

Ray Léma est passé par les États Unis et Bruxelles avant de choisir la France comme port d'attache en 1983. Connu à Kinshasa pour avoir fait partie des orchestres de Rochereau et de Kabassélé, il s'est aussi intéressé aux musiques traditionnelles des multiples populations vivant sur l'immense territoire de son pays, où on l'a chargé d'organiser le Ballet National du Zaïre. Personnalité à l'intelligence fine, au sens critique aigu, exigeant et méticuleux, Ray Léma est l'homme de toutes les expériences métisses. Des USA, il ramène un disque de jazz. Jean-François Bizot l'accueille à Paris, le produit, consacre de grandes pages dans Actuel à son intéressante théorie de la roue rythmique. Ray se passionne pour la recherche de nouveaux sons en studio, étudie l'orchestration classique, travaille avec de nombreuses vedettes de la chanson et du rock français, mène une grande aventure avec les Voix Bulgares de l'Ensemble Pirin... Épaulé par l'incontournable Juju, il poursuit son travail de chercheur et a su s'attirer le respect de tous ceux qui l'ont approché.

Mory Kanté deviendra le "griot électrique", phénomène des années 80. Lorsqu'il rejoint la France en 1984, il a déjà une solide réputation en Afrique de l'Ouest. Au Mali, il a joué dans l'orchestre du Buffet de la Gare de Bamako, le Rail Band. En Côte d'Ivoire, sa rencontre avec Jacques Higelin lui donne l'idée de venir France. Il signe en édition avec Yaba music, commence à donner des concerts, au début sans carte de séjour... Sur son premier album enregistré à Paris figure une version quasi traditionnelle de <<Yéké Yéké>>. En 1986, Philippe Constantin, récemment promu à la tête de Barclay, prend Mory sous contrat. Une nouvelle version sur-accélérée de <<Yéké Yéké>> sort en 1987. En l'espace de deux ans, cinq cent mille albums seront vendus dans le monde et près du double de 45 tours. Durant l'année 1988, celui-ci est classé dans les hit-parades d'une douzaine de pays, dont les États Unis, la Grande Bretagne, les Pays Bas (où le succès a démarré), l'Espagne (où il est ndeg.1), l'Italie, etc. En France, la chanson est couronnée par les Victoires de la Musique 1988. Issu d'une longue lignée de griots, Mory Kanté continuera de jouer pour les nobles et les puissants de ce monde, comme le veut la tradition de sa caste. Si le showbiz n'a pas su lui imposer ses lois, il semble conséquemment que sa carrière internationale ait atteint un plafond. En revanche, les artistes de Guinée, source inépuisable de richesses musicales, bénéficient des retombées de son succès.

Salif Keïta et Mory Kanté ont connu des destins parallèles. Tous deux ont fait partie du Rail Band dans les années 70, se sont bâti une renommée en Afrique de l'Ouest à partir d'Abidjan, avant de s'installer en France en 1984. Mais chacun a son style, sa personnalité. Salif est un être étrange, à la sensibilité hors du commun et aux humeurs changeantes. Sa voix est un bijou comme il n'y en a pas deux sur terre, capable de transmettre l'émotion la plus pure et de faire oublier jusqu'aux pires coups de têtes de cet homme imprévisible. Il a laissé tomber les excellents Ambassadeurs, qui l'accompagnaient depuis dix ans pour venir à Paris. C'est le début d'une longue période de "galère". Soutenu par ses compatriotes des foyers maliens de Montreuil et par Sylvie Coma de RFI, qui lui cherche des concerts, il est au bord du gouffre. Et puis c'est le miracle de Soro, qui semble transcender ces années de profonde détresse. Ibrahima Sylla a mis tous les moyens pour le produire (7) . Et c'est grâce à ce disque que la grande carrière internationale, dont Salif a tant rêvé, va prendre son essor dans les années 90.

Papa Wemba arrive après la première vague africaine. Implantée depuis très longtemps en Europe, toujours très productive à Bruxelles, la musique zaïroise continue de faire cavalier seul. Elle a ses lieux, son public, ses coutumes, comme celle de rarement commencer un concert avant une heure du matin... Papa Wemba, autrefois fondateur de Zaïko Langa Langa, fait figure de demi-dieu dans ce monde où le paraître n'a d'égal que la fièvre des rythmes et la beauté des harmonies vocales (8). Il va faire découvrir à un public occidental éberlué la Société des Ambianceurs et Personnes Élégantes (autrement dit la SAPE). Cet aspect de son personnage suscite une telle fascination qu'il finit d'ailleurs par occulter les compétences artistiques de ce chanteur hors pair et de son excellent orchestre, Viva la Musica, qu'il dirige avec une dextérité époustouflante. Décidément Paris pense trop petit pour ce héros du film La vie est belle, courtisé par les japonais, qui enregistre à sa guise sans se soucier des clauses d'exclusivité de ses contrats. Il faut attendre 1995 pour le voir sortir Émotion, bel album parfaitement calibré pour le marché occidental.

DU MÉTISSAGE À LA WORLD MUSIC

Quelques années ont suffi à faire de Paris un tremplin international. Du Japon, d'Amérique, d'Angleterre et des autres pays d'Europe, arrivent les chasseurs de talents, les équipes de reportage en quête de cette vie tourbillonnante de l'Afrique à Paris. Ce qui n'était au départ qu'une curiosité culturelle devient une réalité économique. Intéressés à profiter, voire à prendre la maîtrise du mouvement qui leur échappe, les labels indépendants anglais producteurs de musiques du monde inventent le terme de "world music" en 1987 (9). Cette notion est bientôt adoptée comme concept commercial : l'hebdomadaire américain de l'industrie musicale Bilboard crée une catégorie world music dans ses classements de vente en 1991. Et la world music a tôt fait d'absorber les musiques africaines dans un ensemble indéterminé de produits musicaux différents de la norme anglo-saxonne dominante.

En vrai businessman sénégalais, Youssou N'Dour comprend très vite où se trouve son intérêt. Jacques Higelin l'a invité, comme Mory Kanté, à participer à son fameux spectacle de Bercy en 1985, ce qui lui a valu une ouverture sur la maison de disques EMI-Pathé Marconi, qui gère déjà la carrière d'Alpha Blondy. Mais Youssou préfère miser sur la relation qu'il a nouée avec Peter Gabriel, venu spécialement de Londres assister à son concert sur la scène d'Africa Fête 1984. Bien lui en prend : il enclenchera la première partie de la tournée internationale 1987 de son ami et mentor Peter, suivie d'une autres en 1989 au profit d'Amnesty International, toujours à ses côtés, mais aussi de Tracy Chapman et des superstars Sting et Bruce Springsteen. Cette même année, Virgin Londres le prend sous contrat, pour le congédier brutalement, d'ailleurs, deux ans plus tard. Depuis, c'est le cinéaste américain Spike Lee qui l'a engagé sur son label de disques, 40 acres and a mule, distribué dans le monde par Sony, avec le succès que l'on sait.

À la manière de Youssou, d'autres artistes optent pour la stratégie qui consiste à garder sa base de travail au pays, obtenir un contrat de disque avec une filiale de multinationale en France, d'où s'élabore un plan de carrière international. Ismaël Lô, d'abord produit par Syllart, suit cette démarche dès lors que Philippe Constantin lui propose un contrat chez Barclay. Zao, désopilant ex-instituteur de Brazzaville, est dans la course depuis 1984. C'est alors qu'est sorti au Congo son célèbrissime <<Ancien Combattant>>. Il ne sera distribué chez Barclay qu'en 1992... Très séduisant jeune loup de la scène sénégalaise, Baaba Maal est, lui aussi, produit par Syllart, avant de convoler avec Mango-Island, petit label chéri de Chris Blackwell, le producteur-découvreur de Bob Marley.

Les trajectoires professionnelles des nouveaux venus sont assez différentes. La dynamique Béninoise Angélique Kidjo, qui a décidé de mener sa carrière en France en 1987, sort son deuxième album chez Mango, quatre ans plus tard. Elle n'a pas trouvé de maison de disques française pour la produire et regrette vivement que ses chansons ne soient pas considérées comme faisant partie des 60% de chansons "d'expression" française que les radios doivent diffuser en France à partir du mois de janvier 1996. Ce manque à gagner sera-t-il compensé par ses succès australiens?... Lokua Kanza, lui, a préféré ne compter que sur ses propres forces et sa sublime inspiration pour faire son premier disque, qui a subjugué critiques, public et producteurs. Et c'est la multinationale BMG qui a réussi à s'emparer de ce compositeur, guitariste et chanteur aux créations originales et nuancées.

DES STRUCTURES POUR DEMAIN

La restructuration par concentration intervenue dans l'industrie de la musique à partir des années 90, a eu tôt fait d'éclipser la dynamique des labels spécialisés Afrique à l'intérieur des multinationales. Aujourd'hui, ceux qui furent les principaux catalyseurs du succès des musiques africaines ont été mis sur la touche. Chris Blackwell a perdu quasiment tout pouvoir au sein d'Island, maison qu'il a fondée, dirigée puis vendue, et qui est à présent absorbée dans la vaste nébuleuse Polygram. Après avoir quitté Barclay, Philippe Constantin faisait de Mango-France un prestigieux catalogue africain avec Salif Keïta, Ismaël Isaac, Angélique Kidjo, Ray Léma, Ismaël Lô, Baaba Maal... Il se retrouve maintenant lui aussi bien isolé et démuni.

La grande euphorie des années 80 passée, les artistes africains sont face à deux configurations de marché relativement distinctes, aux cloisonnements pas tout à fait étanches. Schématiquement, soit leur création correspond aux critères établis par les multinationales, qui visent le grand public avec des ventes de plus de cent mille exemplaires par album. Soit ils cultivent une identité culturelle différente, sachant qu'ils resteront dans le circuit de la production indépendante, dont les budgets et les réseaux de distribution sont beaucoup plus étroits. Au détour d'une mode, ils peuvent bien entendu être redigérés par les circuits des multinationales, comme c'est actuellement le cas de Cesaria Evora, la diva cap-verdienne aux pieds nus. Mais il ne faut plus compter sur une volonté spontanée d'accompagnement de carrière de la part d'une multinationale, qui a pour seul critère la rentabilité.

Le circuit des petits producteurs indépendants reste donc le seul garant de la pérennité d'une création africaine qui, pour continuer de se renouveler, doit affermir ses réseaux de diffusion. Dans le secteur phonographique, certaines petites maisons comme Buda Records ou Déclic/Blue Silver tentent d'adapter de nouvelles démarches commerciales au marché spécifique des musiques africaines. Sur le plan du spectacle, les initiatives intéressantes ne manquent pas pour répondre aux goûts maintenant bien affirmé du public : festival et tournées Africolor, Musiques Métisses, festival de Ris Orangis, Festival d'été de Nantes... Reste le problème grandissant des restrictions légales entravant la circulation des artistes dans l'exercice de leur métier en France et en Europe (10). Reste aussi la volonté de consolider et d'étendre la structuration d'un marché qui, pour dépendre du dynamisme des échanges Nord-Sud, n'en est que plus fragile.

Résolus à assurer une continuité au mouvement né en France, les représentants des institutions et des professionnels ont établi entre eux certaines plates-formes de concertation et d'action. Conscient de l'importance des enjeux de la création artistique dans le cadre des échanges et du développement culturels, le ministère de Coopération, initie et soutient de nombreuses opérations. En janvier 1990, il organise les rencontres Afrique en Créations, une fondation en sera issue. Il soutient l'association Zone Franche dans sa démarche pour favoriser le développement, la mise en marché, la promotion des musiques et la circulation des musiciens issus de l'espace francophone (11). Il accompagne également l'initiative de promotion des nouveautés phonographiques entreprise par l'association Francophonie Diffusion et plus généralement toutes les initiatives qui contribuent à valoriser la création musicale africaine. Mais dans le contexte actuel du renouveau des musiques traditionnelles et de la diffusion planétaire des musiques du monde, l'industrie musicale française, qui n'a pas su anticiper le mouvement, serait bien inspirer de ne pas gâcher la chance historique qui a fait de Paris l'un des principaux points de départ de ces nouvelles tendances.

 

(1) In Trois kilos de café (Lieu Commun) p. 103

(2) In Fela Fela Cette Putain de Vie par Carlos Moore (Éditions Karthala) p. 85

(3) In Trois kilos de café (Lieu Commun) p. 141

(4) Cf. article "Musiques africaines en économie parallèle"

(5) In Libération, 23 novembre 1990

(6) In Trois kilos de café (Lieu Commun) p. 189

(7) Cf. Musiques africaines en économie parallèle

(8) Cf. Hommes & migrations Ndeg.1187

(9) Cf. "Le phénomène world music, analyse et implications" par François Bensignor in L'Air du temps, du romantisme à la world music (Collection Modal / FAMDT Éditions)

(10) Cf. Visa Permanent ndeg.10 (décembre 1994, janvier 1995), Dossier spécial disponible auprès de Zone Franche : (1) 42 40 70 98

(11) Cf. Chroniques Livres Sans Visa

BIBLIOGRAPHIE

* Afrique en créations, actes des rencontres (La documentation française)

* Alors, c'est tout ? par Bob Geldof (Le pré aux clercs)

* Fela Fela cette putain de vie par Carlos Moore (Karthala)

* Génération métisse par Amadou Gaye (Syros Alternatives)

* Guide Actuel du Paris mondial (Seuil)

* L'air du temps - du romantisme à la world music (Collection Modal / FAMDT éditions)

* Les Musiciens du beat africain par Nago Seck et Sylvie Clerfeuille (Les Compacts/Bordas)

* Rockers d'Afrique par Hélène Lee (Albin Michel)

* Sans Visa, guide des musiques de l'espace francophone et du monde (Zone Franche)

* Sons d'Afrique par François Bensignor (Marabout)

* Touré Kunda par Frank Tenaille (Le Club des Stars/Seghers)

* Trois kilos de café par Manu Dibango en collaboration avec Danielle Rouard (Lieu Commun)

DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE EN CD

1960-1990 : 30 ans de Musique Africaine (Sonodisc)

Musique cogo-zaïroise - Merveilles du Passé, vol. 1; 2 ; 3 (African)

The Kings & Queens of Township Jive (Earthworks)

Pierre Akendengué; :
Passé Composé (Encore !)
Réveil de l'Afrique (NTYE)
Piroguier (NTYE)
Lambarena (Celluloïd) avec Hugues de Courson

Francis Bebey :
Paris-Dougou (Sonodisc)

Alpha Blondy :
Brigadier Sabari (Syllart)
Apartheid is Nazism (EMI)
Jerusalem (EMI)
Masada (EMI)

Manu Dibango :
Négropolitaines (Soul Paris)
Soul Makossa (Accord)
Afri-jazzy (Soul Paris)
Waka Juju (Espérance)

Cesaria Evora :
Mar Azul (Lusafrica)
Miss Perfumado (Lusafrica)

Fela :
Black's Man Cry (Eurobond)
Music Is the Weapon of the Futur, vol. 1 ; 2 ; 3 (Justine)

Mory Kanté :
Akwaba Beach (Barclay)
Nongo Village (Barclay)

Lokua Kanza :
Lokua Kanza (BMG)

Salif Keïta :
Rétrospective (Mango)
Soro (Celluloïd)
Ko-Yan (Mango)

Angélique Kidjo :
Ayé (Mango)
Logozo (Mango)

Ray Léma :
Médecine (Celluloïd)
Gaia (Mango)
Tout partout (Buda Records)

Ismaël Lô :
Diawar (Syllart)
Iso (Mango)

Baaba Maal :
Taara (Syllart)
Baayo (Mango)

Youssou N'Dour :
Immigrés (Mélodie)
Set (Virgin)
Eyes Open (40 acres and a mule)

Touré Kunda :
Em'ma Africa / Turu (Celluloïd)
Amadou Tilo / Casamance au Clair de Kune (Celluloïd)
Live Paris-Ziginchor (Celluloïd)
Natalia (Celluloïd)
Salam (Tréma)

Papa Wemba :
Au Japon (Disques Espérance)
Le Voyageur (Real World)
Émotion (Real World)

Xalam :
Xarit (Jetset)

Zao :
Ancien combattant (Black music)
Moustique (Bleu Caraïbes)